« Tout ce que l’on aime devient une fiction » déclare Amélie Nothomb dès la première ligne de son nouveau roman, La Nostalgie heureuse. S’attaquant à la lame de fond insidieuse du temps érodant ce que l’on tient pour solide, l’auteure se met une nouvelle fois à nu et revient sur la relation intense qu’elle entretient avec le Japon.
Nous quittant avec sa réécriture réussie du conte Barbe Bleue, l’intrigante femme de lettres au visage de geisha revient avec son nouveau-né de 162 pages, intitulé La Nostalgie heureuse. Invitée à retourner sur les traces de son enfance en 2012 grâce à un projet télévisé dirigé par Laureline Amanieux et Luca Chiari pour France 5, l’auteure nous emmène dans ses valises et livre ce que les caméras n’ont pu saisir de ces retrouvailles tant espérées. Peu avant le départ de l’équipe pour son pays natal, Amélie Nothomb confiera d’ailleurs à Laureline : « Le Japon m’a plusieurs fois sauvée et j’ai à nouveau besoin d’être sauvée par le Japon, qui a ce pouvoir guérisseur ». Intervenant à point, ce récit marque la réflexion d’une femme sur les éléments fondateurs de sa personnalité et sur les expériences qui ont bouleversé sa vie. Afin de mener à bien cette entreprise, le retour aux origines est donc inévitable. Pour cette femme dont l’enfance ne fut qu’une succession de déracinements, son père étant ambassadeur de Belgique et de ce fait devant changer régulièrement de pays, le premier attachement réel a été envers le pays du soleil levant. Comme l’annonce très sincèrement l’auteure, ce fut là l’un de ses premiers sujet de création « la première des miennes (fictions) fut le Japon. A l’âge de cinq ans quand on m’en arracha, je commençais à me le raconter. Très vite les lacunes de mon récit me gênèrent. Que pouvais-je dire du pays que j’avais cru connaître et qui, au fil des années, s’éloignait de mon corps et de ma tête ? ».
En effet, comment ne pas manquer de sincérité et ne pas fabuler à cet âge où tout semble amplifié et où l’imagination a encore tous ses droits ? Pour retrouver la sincérité nécessaire à cet exercice de mémoire, une seule solution se profilait, renouer avec le Japon. Et renouer avec la terre qui l’a en partie vu grandir et s’épanouir – puisque qu’Amélie est retourné en ce pays à l’âge de 21 ans – incluait de reprendre aussi contact avec les êtres chers délaissés depuis son départ pour l’Europe. Le premier sur la liste fut l’ancien amant quitté précipitamment, Rinri Mizuno. L’écrivaine en avait déjà brossé le portrait dans son roman Ni d’Ève ni d’Adam qui retrace leur histoire d’amour passionnée. Redoutant quelque peu la réaction de Rinri face à sa version personnelle de leur relation, c’est avec minutie que l’auteure retranscrit le flot d’émotion qui la traverse lors de leur premier appel téléphonique puis de leur rencontre. Le point d’orgue du roman se trouve dans ces descriptions qui s’attachent aux détails et à l’impalpable. Amélie souligne dans son livre que cela est l’unique point que la caméra ne peut retranscrire dans le portrait documentaire. Isolée avec ses émotions, certaines de ses réactions quant à ces détails parfois incongrus, pour qui ne connait pas l’histoire qui leurs est attaché, laissent indubitablement pantoises les personnes témoins des scènes de retrouvailles, à l’image de la bouche d’égout qu’Amélie découvre en poussant un grand cri de surprise tandis que l’équipe de tournage la regarde ahurie.
Considérant autrefois les égouts comme « la frontière du monde » avant le néant, difficile pour cette femme de 47 ans d’expliquer ses exaltations enfantines sans être prise pour une folle. Mais qu’à cela ne tienne, faisant bonne figure, l’ancienne nippone se laisse porter par sa mélancolie et accède enfin à ces vérités qu’elle est venue chercher. La fiction laisse alors place au réel, au chaleureux et bouleversant retour auprès de sa deuxième mère, Noishi-San. Aujourd’hui très âgée, ce fut jadis la nourrice de la petite Nothomb, mais le souvenir vivace de cette époque les fait fondre dans les bras de l’autre sans retenue aucune. Et bien évidement dans ces moments clés, Amélie use de son humour décalé pour parfaire l’instant ce qui démontre qu’elle n’a rien perdu de son mordant, même si ce récit autobiographique lui laisse moins de liberté que de coutume. La véritable satisfaction de cette quête aux souvenirs est ce sentiment de paix avec elle-même qui s’installe en la narratrice quand elle considère ce qu’elle a laissé derrière elle et construit depuis. « Je ne regrette pas » déclare t-elle au sortir de sa rencontre avec cet amant qu’elle a fui vingt-trois ans auparavant. Pensant agir aveuglément à l’époque, Nothomb met à jour le fil conducteur de sa vie qui ne se révèle qu’à force de recul, et sa nostalgie se teinte de joie d’où le titre de son roman.
Réconciliée avec cette part énorme d’elle même, car Nothomb a consacré pas moins de quatre romans au Japon, l’auteure peut de nouveau partir à l’aventure, riche des réponses que ce retour aux sources a provoqué, ce qui nous laisse espérer que son prochain roman renouera avec cette imagination débordante qui fait d’elle l’un des auteurs contemporains incontournables. En attendant vous pouvez regarder le fameux documentaire qui lui a inspiré ce roman, soit Une vie entre deux eaux.