LITTÉRATURE

Entretien avec Pierre Jourde

Pierre Jourde est un des auteurs les plus importants de la littérature contemporaine, bien qu’il ne soit pas le plus médiatisé. Essayiste, critique littéraire, enseignant en littérature à l’université Grenoble III et romancier, il est surtout connu pour ses pamphlets et ses critiques parfois sanguinaires dans un style un peu piquant, un peu à la Hunter S. Thompson, et pour son blog : La Confiture de culture. Mais ses critiques-éloges aussi sont flamboyantes, comme celles attribuées à Philippe Jaccottet, Alexandre Viallat, Jorge Luis Borges, Pierre Bergounioux… Son œuvre littéraire est foisonnante et se partage entre poésie, récits et romans et bien souvent, il est intéressant dans voir dans ses écrits la réconciliation des genres. Amoureux de la langue, il tisse sur la page un duvet fin et doux comme de la soie, pur délice pour l’esprit et une délectation à la lecture à voix haute.

Bien sûr, il y a le Maréchal Absolu, cette entreprise titanesque et rabelaisienne de plus de 700 pages, aussi compliquée que fantastique, déroutante que fascinante. Le Maréchal Absolu, c’est l’histoire d’une absence, celle du Maréchal, qui s’éloigne au fur et à mesure que l’on s’engouffre dans son histoire : il n’est jamais là, et c’est lui qui tire les ficelles. Son principe est dans l’invisible, son usage dans l’imprévisible. Il voit sans être vu et entend sans être entendu, si profond qu’on ne peut le sonder ou espérer l’apercevoir et pourtant si vaste qu’on ne peut le mesurer. Car c’est en bannissant l’intelligence qu’il se tient éloigné des ses sujets, et c’est dans l’image qu’il a de lui qu’il se trouve réellement. Louis Marin dans Le portrait du roi parle de re-présentation car c’est dans son image de puissance que le dirigeant tire toute sa puissance. La représentation du Roi ou du Maréchal, c’est le Roi, c’est le Maréchal. On trouve cela dans le Maréchal Absolu  : “Parle moi s’il te plaît (…) Quand tu ne l’ouvres pas c’est moi  qui tiens le crachoir,  et je commence même à me fatiguer moi-même (…) Allez encore une fois fais moi le dénombrement de mon empire, nomme mes provinces (…) C’est ça, vois-tu, la jouissance de posséder, se redire les chiffres“. “Se redire”, n’est-ce pas là le projet du Maréchal Absolu, en tant que roman et personnage : se représenter ? Pierre Jourde établit donc une analyse fine et comique, mêlant les genres et rassemblant dans son roman tout ce qui fait d’une œuvre complète : le comique, le tragique, la critique, la philosophie des images et les signes du langage, tout ça dans une langue et un histoire incroyablement menées. Démantèlement et déréalisation de la politique, mais aussi tout au long de l’histoire, de l’artifice, de la flatterie et du masque, images et comportements propres à l’exercice du pouvoir et aux relations issues de la civilisation.

Si la masse monstrueuse du livre qui va de pair avec son personnage vous effraie, dirigez-vous vers ses essais et critiques : La littérature sans estomac, Géographies imaginaires, ses romans et récits : Le Tibet sans peine, Pays perdu ou découvrez-le par le biais de son blog : La confiture de culture, qui est de loin un des blogs les plus complets que l’on puisse trouver sur la toile et où l’auteur se lâche, parlant de “littérature sans estomac”, de littérature exigeante, de politique, de culture populaire et des médias. Mais gardez toujours en tête, dans un coin de votre esprit que Le Maréchal Absolu vous attend à votre bureau. Comme toute lecture est une traversée, un voyage dans un monde qui est celui de l’autre, vous en sortirez évidement transformés et changés tant dans le roman s’effectue la reconnaissance de notre monde dans le monde d’autrui.

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Pierre Jourde

Thibault Comte : Vous êtes un grand lecteur. D’où vous est venu ce goût de la lecture ? Quels sont vos livres fétiches, ceux que vous gardez près de vous, les auteurs que vous relisez, les textes qui vous accompagnent, les livres qui vous ont façonné ?

Pierre Jourde : Un grand lecteur, je ne sais pas. Il y a mieux, je crois. On pense toujours à la masse des livres qu’on n’a pas lus. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je relis peu. Quant au goût de la lecture, il me paraît naturel, puisque les livres sont autant de mondes à notre disposition, autant d’occasions de jouissances profondes. Proust a totalement changé ma façon de voir le monde, et je continue à me fonder sur sa manière de penser la littérature pour développer la mienne. Borges a inventé un genre, le fantastique métaphysique, les chroniques de Vialatte peuvent se relire sans cesse, elles sont à la fois bouleversantes et désopilantes.

T.C : De même, d’où vous est venue cette envie d’écrire ? Après l’écriture d’ouvrages très divers : romans, critiques, essais, pamphlets, que signifie maintenant pour vous écrire et lire ? Car lire, c’est entrer à travers les mots dans le monde de l’autre, et écrire, c’est offrir un monde dans lequel entrer.

P.J : La vraie question serait : “D’où vient qu’on cesse d’écrire un jour, après l’avoir fait enfant ?” Le geste artistique nous est naturel, il accompagne notre enfance. Pour être écrivain, il suffit de ne pas s’arrêter. Je n’ai jamais vraiment commencé, ni choisi, j’ai simplement continué. L’envie de continuer, elle vient sans doute d’une pression violente de l’imaginaire, qui exige de se manifester en mots, en constructions narratives, en images. Ecrire, c’est construire un monde saturé de sens, sans temps ni lieux morts, un univers de vie intense. C’est aussi défaire par un langage neuf les fictions que nous impose le monde, pour tenter de retrouver notre vérité. Or la lecture nous propose un accès direct à d’autres consciences, d’autres imaginaires, dont la puissance peut jouer le rôle de révélateur. On écrit pour aller vers une vérité dont les lectures nous ont fait entrevoir la possibilité.

T.C : Avec quoi écrivez-vous : ordinateur, ou papier et stylos… ? Pourquoi ?

P.J : C’est sans importance réelle. L’ordinateur est un instrument souple qui permet beaucoup de corrections, et les éditeurs ne travaillent plus que sur des documents informatiques.

T.C : Une question pour le critique littéraire que vous êtes : qu’est-ce que serait un livre parfait ?

P.J : Un livre qui ne relâche jamais son exigence, un livre où chaque mot renverrait à l’ensemble de l’œuvre, où la gratuité ne serait jamais perceptible. Certains s’en approchent, comme Chevillard, ou Proust, malgré quelques longueurs. Mais un tel idéal ne peut guère s’atteindre qu’en poésie, genre par excellence de la densité.

T.C : Vous dites ne pas apprécier particulièrement certains journalistes, mais vos pamphlets ne sont-ils pas du vrai journalisme ? Quand j’ai lu vos articles sur votre blog, j’ai pensé à Hunter S. Thompson. Est-ce pour vous un compliment ?

P.J : Je ne fais pas de journalisme au sens où je ne parle pas du monde, mais des mots. Je pratique la critique littéraire. Je vous remercie de la comparaison, mais mes objets ne sont pas les mêmes, même si le ton peut parfois, en effet, paraître comparable. Quant aux journalistes français en général, je n’ai pas cessé de constater leur manque dramatique de rigueur, d’indépendance et d’exigence. Les médias sont avant tout des instruments de manipulation.

T.C : Vous êtes directeur artistique d’un festival de lecture de textes à haute voix : « Festival livres en tête ». Qu’est-ce que la lecture à voix haute apporte au texte écrit ? N’est-ce pas antinomique ?

P.J : C’est d’autant moins antinomique que j’écris beaucoup en pensant à la voix, et que mes livres sont tous des discours,  où un personnage parle. La lecture à voix haute est une interprétation. Elle peut donner à un texte un relief extraordinaire, actualiser toutes ses potentialités sonores, rythmiques, elle l’incarne. C’est un autre plaisir que celui de la lecture solitaire. Beaucoup de gens qui lisent peu peuvent s’enthousiasmer pour des textes lus à voix haute, en découvrir la force.

T.C : Qui étiez-vous à 18 ans ?

P.J : Question trop personnelle. Un ordinaire adolescent.

T.C : Quand avez-vous su que vous alliez vous destiner à l’écriture ?

P.J : Comme je vous l’ai dit, ça ne s’est jamais passé comme ça. Je n’ai pas cessé depuis la petite enfance de produire des textes, et j’ai toujours su que je ne m’arrêterais pas. Cela a simplement pris de plus en plus de place dans mon existence.

T.C : Maze magazine est un magazine rédigé par des jeunes entre 17 et 25 ans. Qu’aimeriez-vous transmettre à notre génération ?

P.J : C’est bien prétentieux. Mais enfin le plus important me paraît de rester un esprit libre, de refuser les conformismes, les idées toutes faites, de remettre en cause ce qui nous paraît évident, par dessus tout de penser contre soi.

T.C : Avez-vous un livre qui vous a particulièrement plu dernièrement et que vous nous conseilleriez ?

P.J : Lisez Austerlitz, de Sebald. C’est un livre dont on ne se remet pas.

T.C : Qu’ai-je oublié de vous demander ?

P.J : C’est très bien comme ça.

Pour découvrir Pierre Jourde :

Site Internet : http://www.pierrejourde.fr/

Blog – La Confiture de culture : http://pierre-jourde.blogs.nouvelobs.com/

Pierre Jourde est également Directeur Artistique du festival Livre en tête : http://festivallivresentete.blogspot.fr/

Propos recueillis par Thibault Comte.

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