LITTÉRATURE

Le Pressentiment

À l’imagination et à la poésie de Ray Bradbury

Jacky Bzi s’était réveillée avec un mauvais pressentiment, comme si quelque chose d’horrible allait se produire à la petite ferme perdue qui la faisait vivre, elle et son époux.

« Que veux-tu qu’il nous arrive, lui avait-il dit après qu’elle lui eut fait part de ses craintes, que pourrait-il se passer de grave ? Le gouvernement ne veut pas de notre propriété : il n’y a pas de schiste rouge dans notre sous-sol pour l’exploiter, même en le fracturant. Les loups du désert ont été chassés lors de la dernière battue et nos citernes sont pleines pour un éventuel incendie ! Sans compter que les récoltes de corn s’annoncent bonnes. Tu vois le mal partout, Jacky. Ressaisis-toi ! »

Jacky essaya d’écouter son mari mais de sinistres pensées l’envahissaient alors qu’elle bêchait sous le soleil rouge argile qui pointait à l’horizon comme on pointe à l’usine dans les grandes villes du Sud. Quelque chose d’affreux se tramait, elle en était certaine. Le repas de midi se passa dans le calme, Jacky étant trop plongée dans ses pensées pour discuter. Son mari s’exaspérait.

« Par Saint-Sébastien ! Tu continues à stresser parce que tu as fait un mauvais songe ?

– Non.

– Ne me prends pas pour un idiot ! Je connais tes petites manies. Tu fais un sale rêve et tu le vois devenir réalité.

-Non. »

Son mari se leva brusquement de table et quitta la pièce.

« Où vas-tu ?

– Bêcher. »

Plus tard, elle le rejoignit dans un champs couleur coquelicot alors que le soleil, rouge sang, continuait sa course, et ils bêchèrent ensemble. Leur vie, dans leur solitude à deux, se résumait à bêcher du matin au soir. Leur amour avait finit par bêcher lui aussi avec eux et il s’était terni, comme recouvert chaque jour un peu plus de la terre sanguine de la planète, qu’ils attaquaient sans cesse de leurs outils. Autour d’eux la chaleur des vents du désert les enveloppaient. Ils œuvrèrent toute la nuit, malgré la température du mois de mai.

« Comment tu crois qu’ils sont là, là-haut ? »

Jacky avait pointé son doigt au ciel étoilé.

« Sont-ils gentils ou méchants ?

– Je me suis toujours un peu méfié des cieux. On les comprend pas forcément. Puis, tu sais bien que je n’aime pas les prêtres.

– Je ne te parle pas des dieux, nigaud, mais des extras-terrestres.

– Les choses qui n’existent pas ne sont ni gentilles, ni méchantes. »

Au petit matin, enfermés dans leur mutisme, ils s’en furent au lit, et leur sommeil dura jusqu’au soir, lorsque Jacky entendit quelque chose d’étrange.

Le bruit réveilla sur le champ Jacky. Un bruit étrange, à la fois strident et sourd, qui semblait venir de derrière les collines. Le sommeil de son mari n’avait pas été perturbé et ce dernier ronflait bruyamment. Jacky décida de quitter son lit et de courir à travers le désert. Ses pieds nus se brûlaient contre le sol sableux et la lune blanche enveloppait le paysage dans son halo fantomatique lumineux. Des serpents à sonnettes passaient près d’elle, alors qu’elle s’approchait du fameux Cratère de la Vieille morte, ancien lieu de culte des indiens qui vivaient dans cet endroit du désert avant leur première migration. Il y eut un autre bruit, encore plus sourd et strident que le précédent. La déflagration sonore fut suivie de près par un tsunami de sable vaporeux, que Jacky traversa en fermant les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, la fermière se retrouva face à la chose la plus fascinante qu’elle n’avait jamais vue et dont la grandeur dépassait l’imagination.

Autour des falaises du Cratère de la Vieille morte, où elle se trouvait alors, une espèce de cylindre à bout conique argenté d’au moins vingt mètres de long sur cinq de haut, pointait vers elle. Des formes étranges en descendirent et Jacky fut frappée par la laideur des êtres qu’elle distinguait à travers la lumière lunaire. Leur peau était blanche, mais d’un blanc différent de celui des albinos que l’on peut parfois croiser à l’église du village, en pèlerinage vers la grotte sacrée. Non, le blanc de leur peau était laiteux et rosée, un peu comme celui des fleurs sauvages que l’on trouve dans les plaines près du pôle. Leurs cheveux n’étaient pas en bataille comme celui des habitants du coin, et Jacky n’osa pas regarder leurs yeux qui ne brillaient pas autant que dans le regard des gens d’ici.

Qui étaient donc ces êtres étranges, que Jacky observait, frémissante derrière le rocher où elle s’était cachée ? Et que voulaient-ils ? Pourquoi diable sortaient-ils mille engins du cône ? Pourquoi portaient-ils une bulle de verre au-dessus de leurs têtes hideuses ? Des dizaines de questions envahissaient l’esprit de la fermière qui voyait son mauvais pressentiment se dérouler, tandis que les étranges êtres prenaient des morceaux du sol à l’aide d’un aspirateur dont les fils rejoignaient le cône.

Soudain, deux hommes de l’équipage se disputèrent violemment, bien que Jacky ne comprenait rien à leur langage. Ils se roulèrent à terre dans une rixe violente et l’un d’eux, sous les cris des autres êtres venus d’ailleurs, écrasa la tête de son adversaire au sol. La bulle de verre s’éclata sur le champ et l’homme, sonné, commença à faner sur le champ, comme une fleur qui se défraîchirait vitesse grand V. Puis, ce fut la panique. L’autre comprit qu’il avait tué. Les autres comprirent que l’autre avait tué. L’autre comprit que les autres avaient compris qu’il avait tué. De ce que put comprendre Jacky dans la fugacité des instants qui suivirent, certains voulurent le lyncher, contrairement à ceux qui désirait qu’on lui trouve une punition moins douloureuse. On se rua sur lui et bientôt, la bagarre se généralisa, tout comme les camps se brouillèrent. L’un des hommes, qui étaient encore plus laids en se battant, grimpa au-dessus du cône et vida ce qui devait être un bidon d’essence. À son doigt, l’homme portait une allumette. Il hurla des mots incompréhensibles aux oreilles de Jacky, mais que les belligérants comprirent, puisqu’ils s’arrêtèrent de se battre. L’homme sur le cône fut rejoint par un autre qui le poussa violemment au-dessus de l’engin. Dans sa chute, l’allumette dût sans doute toucher l’essence, et le cône explosa en un éclair assourdissant qui brûla tout sur son passage.

Lorsque l’équipe de nettoyeurs arriva au Cratère de la Vieille morte où le gouverneur de l’État avait lancé un avis de déblayage après la chute d’une météorite plus grosse qu’à l’accoutumée, elle se retrouva face aux restes du corps spatial calciné. Le Cratère de la Vieille morte s’était effondré sur lui-même sous la violence de l’explosion, et quelle ne fut la surprise de l’équipe de retrouver une fermière qui avait survécu au drame.

« Des hommes roses ! Des hommes roses venus de l’espace, criait-elle, je les ai vus se battre ! Ce sont eux qui ont fait ça ! »

Les infirmiers la transférèrent dans un hôpital où l’on soigna ses brûlures et ses égratignures.

« C’est un miracle, annonça le docteur à son mari, un vrai miracle. Les chances qu’elle survive à une telle explosion étaient des plus maigres.

– Y a-t-il des séquelles ?

– Rien de grave sur le plan physique. Mais sur le plan psychologique, elle affirme avoir vu des hommes roses sortir d’un vaisseau. Sans doute le choc de la météorite. Les délires du cerveau font le reste. »

Douze hommes venus de la capitale et dépêchés par le gouverneur passèrent cependant la journée du lendemain à fouiller les restes calcinés du corps céleste qui était tombé. Aidés des gars du village en contrebas, ils ne trouvèrent rien d’anormal et ne tombèrent pas sur les êtres décrits par Jacky aux autorités. Un expert en ufologie venu de la capitale en déduisit qu’il s’agissait d’une simple météorite un peu plus étrange que d’habitude, dont l’aspect était son doute dû à l’inhabituelle friction de la région lointaine du cosmos d’où elle provenait. « Non, avait-il dit au mari de Jacky venu à son chevet à l’hôpital de la capitale de l’État, vous pouvez en être certain, il en passera du temps avant que des petits hommes roses ne se posent sur notre bonne vieille planète ! » Le gouvernement avait tenu à prendre en charge les frais de tous les soins nécessaires au bon rétablissement de Jacky. On lui fit notamment participer à une conférence sur les délires encéphaliques suite aux chocs, où de nombreux patients en traumatisme crânien ou trépanés lui conseillèrent vivement d’oublier la rencontre avec les hommes roses qui n’avait eu lieu que dans son cerveau un temps ravagé par le choc. Le Cratère de la Vieille morte fut cependant classée zone interdite par le gouvernement, le temps de nettoyer toutes les traces de la météorite qu’on présenta comme hautement radioactive.

Rassuré par la rigoureuse prise en charge étatique, le couple retourna tranquillement dans sa ferme, une fois que Jacky fut complètement rétablie. Le gouvernement leur reversa une pension mensuelle, pour que la femme garde le silence sur ses délires, qui aurait suffit à les faire vivre sans travail jusqu’à la fin de leurs jours. Pourtant, c’est le cœur à l’ouvrage, et avec la frénésie des fermiers du désert que le couple continua de bêcher l’épais sol rouge de la planète Mars.

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