La vie retrouvée dans le vide
« A toi lecteur, je fais une promesse, je ne sais pas si je pourrais la tenir demain ou dans dix ans, mais je tiens à prévenir tous les salauds de ce monde que je ne les tiens pas en très haute estime, et que si j’écris c’est pour être la voix de mes lecteurs. C’est ça ma promesse. Et ma plume sera trempée dans la colère de la révolte. » Hunter S. Thompson – The Rhum Diary
Passer de la politique à la métapolitique, retrouver la vie à travers et dans le vide, voilà ce qui sera l’objet du suivant article. Comment la littérature, au milieu de ce flux d’informations dans lequel nous plongent les médias, de la situation économique, sociale et humaine du monde d’aujourd’hui, de l’arrogance ou de l’indifférence des êtres, nous transmet-elle aussi bien le point de vue et la critique d’un auteur, qu’une réflexion plus profonde et intime sur la vie ? Des auteurs comme Bret Easton Ellis et Hunter S. Thompson souvent considérés comme les écrivains sulfureux et incompris de leur époque n’écrivent pas tant, comme on pourrait le croire, seulement sur la politique, mais également et sûrement sur la vie. Cette pensée de la vie à travers la pensée de la politique, du vide et de l’indifférence, voilà ce qu’est aujourd’hui (et depuis le milieu, voire la fin du XIXème siècle avec l’avènement du capitalisme industriel) l’objet de la pensée littéraire. Cette pensée surgit tout droit de la pensée romantique, que nous devrons aussi étudier.
Tout cela commence au XIXème siècle avec le romantisme et en parallèle, les révolutions industrielles. C’est aussi là que la réelle première mondialisation voit le jour sous la forme d’un « partage de l’humanité ». C’est à cette époque que les premiers grands voyages naissent comme celui de Germaine de Staël en Allemagne qui la fera écrire De l’Allemagne en 1813, que les traductions de William Shakespeare, Edgar Allan Poe circulent en Europe et dans le monde mais aussi que les œuvres d’arts picturales et musicales commencent à émerger dans les différentes galeries et salles d’Europe. Il serait malheureux de voir seulement dans le romantisme l’importance du « moi », la subjectivation, l’explosion des couleurs, car même si ces différentes caractéristiques sont vraies, elles réduisent le romantisme à une bien simple définition. On ne peut comprendre le romantisme que dans son opposition aux formes et aux idées classiques. Germaine de Staël était une farouche adversaire de Napoléon, Victor Hugo également avec ses « vers de combat » écrits contre le coup d’état du 2 décembre 1851 par Louis-Napoléon Bonaparte, qui le forcèrent à l’exil en Belgique, sans oublier sa lutte incessante contre la peine de mort. Le romantisme est donc né dans la contestation. Mais une contestation face à quoi ? C’était face au capitalisme industriel que les auteurs romantiques menaient une guerre sans relâche, mais qui a pourtant mené au monde tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cette déshumanisation apportée par les machines, cette mondialisation industrielle qui a vite conduit aux guerres, sont les causes même de cette image utilisée par Kundera : « le piège qu’est devenu le monde » (dans L’insoutenable légèreté de l’être). C’est donc à l’aube du XXe siècle que nous rentrons dans le début de notre société du vide. John Steinbeck dans The Grapes Of Wrath (Les raisins de la colère) (1939) dresse une critique féroce de la modernité, ou plutôt, de l’industrialisation. Au chapitre V, il compare les tracteurs à des monstres qui détruisent la terre avec leurs dents, mais il s’attaque aussi à la déshumanisation de l’homme, à l’intégration de l’homme dans la machine : « The man sitting in the iron seat did not look like a man ; gloved, goggled, rubber dust mask over nose and mouth, he was part of the monster, a robot in the seat » (« L’homme assis dans le siège de métal ne voyait pas comme un homme, ses mains étaient recouvertes par des gants, il portait des lunettes de soleil et un vieux masque de protection en latex sur son nez et sa bouche, il était une partie du monstre, un robot dans le siège »). C’est ainsi qu’on peut lire le chapitre V comme une critique de la société qui commence à devenir le vide de toute humanité. Mais on sent que le texte de Steinbeck ne s’arrête pas à ce simple constat. Il continue : « He could not see the land as it was, he could not smell the land as it smelled ; his feet did not stamp the clods or feel the warmth and power of the earth. (…) He could not (…) curse the extension of his power » (« Il ne pouvait pas voir le pays comme il était, ni le sentir comme il sentait, son pied ne laissait plus de traces sur le sol et il ne ressentait plus la chaleur et le pouvoir de la terre. (…) Il ne pouvait pas (…) invoquer l’extension de son pouvoir »). Au-delà de la critique apparente de la société industrielle et de ses conséquences, c’est un texte sur la vie que nous offre Steinbeck, mais aussi sur l’impossibilité des hommes, désormais, à la ressentir. C’est dans cette impossibilité de ressentir la vie, et parallèlement, le pouvoir de la littérature à la retranscrire dans le langage, dans les mots, derrière les mots, dans le blanc de la page, que réside toute l’intensité du combat que mène la littérature aujourd’hui face à la société du vide.
Mais John Steinbeck n’était pas auteur contemporain de la société du vide, il était un des pionniers à se rendre compte que tout allait vers le pire. La société du vide prend ses racines lors des années 1970-1980. Nous allons donc parler de deux auteurs « politiques » : Hunter S. Thompson et Bret Easton Ellis. Le premier, journaliste et romancier, avait cette propension à transformer la littérature en spectacle et poussant cette idée à son extrême, souvent alcoolisé et sous l’emprise de drogue, ne respectant que ses règles, il se met en scène lui-même au travers de ces articles pour dénoncer et montrer les vérités de la société que les autres journaux préféraient taire. C’est ainsi que l’on peut lire avec beaucoup d’humour et de révolte « Que le procès commencent » ou « Bienvenue dans les années 80 », ces correspondances avec des personnalités politiques ou non (dans Gonzo Highway) ou son très célèbre roman Fear and Lothing in Las Vegas (que vous connaissez surement sous le nom français : Las Vegas Parano, ou par l’adaptation au cinéma de Terry Gilliam avec Johnny Depp et Benicio del Toro). Mais ce qui est commun à tout ses écrits, c’est cette haine et ce dégout de la société dans laquelle il se trouve. Une société de l’indifférence, du rejet de l’autre, de l’argent, de l’apparence : du vide. C’est ce qu’il remarque en avril 1990 avant son procès pour « Sexe, Drogue and Rock’n Roll » (dans « C’est un procès politique… ») lorsqu’il écrit : « Ce sont des choses horribles à lire en buvant son café le matin, mais les temps sont inquiétants. Le porc est sorti du tunnel. Le sombre arrière plan du Rêve américain commence à faire surface. ». Pour lui les années 1970-1980 sont l’illustration de la mort du rêve américain. Cette mort du rêve américain, c’est le plongeon dans le vide. Et pourtant ce vide s’efface totalement sous la plume de l’auteur. Il parle du vide avec une vivacité, une révolte et une haine qui redonnent de la vie à ce qui semblait mort. Qui n’a jamais vu la ville de Las Vegas aussi vivante que dans Fear and Lothing in Las Vegas ? Et pourtant rien ne change… La ville de Las Vegas, c’est l’empire de l’argent, de l’alcool et de la consommation. Au milieu de cette mort du monde, c’est la culture (la vie) que nous détruisons. Hunter S. Thompson donne donc de la vie à l’immobilité. « C’est ça qui vous manque : non pas de l’argent, mais de l’action – et c’est pourquoi j’ai finalement extirpé Ralph de son manoir du Kent pour un voyage à Hawai (…) Il n’y avait aucune raison rationnelle à ça ; j’avais simplement l’impression qu’il était temps de sortir dans le monde… de se mettre en colère et d’accorder les instruments… d’aller à Hawai pour Noël. ». La littérature aujourd’hui ce n’est pas qu’un engagement de l’auteur dans les luttes de son temps, mais le fait que la littérature fait de la politique en tant qu’elle même. Hunter S. Thompson est alors une excellente transition pour passer de l’engagement politique à l’écriture de roman. Lui-même journaliste et écrivain, il aura pu naviguer entre les deux facettes de l’écrivain politique et engagé et de l’écrivain métapolitique.
C’est ainsi que nous en arrivons à Bret Easton Ellis. Romancier contemporain, il a été souvent désigné par la critique comme l’écrivain du vide. Plaçant ses histoires et ses intrigues à Wall Street ou à Los Angeles dans les années 1980-1990, il écrit sur cette société vide de sens, la société de consommation et d’argent, où tout demeure virtuel. Les personnages le sont tout autant. Lieux et hommes sont placés au même seuil d’égalité. Ce que nous montre Bret Easton Ellis (comme Flaubert en son temps) c’est la destruction des hommes et des choses. Sa phrase immobilise l’objet et le pétrifie. Cette idée illustrée par Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée (1987) ou par Pierre Jourde dans C’est la culture qu’on assassine (2011), du nivellement des valeurs culturelles, où tout devient égal, que ce soit les êtres que les choses. C’est exactement ce que démontre Bret Easton Ellis dans The Informers (Zombies en traduction française). Le roman dévoile dans un univers de drogue, de sexe et de rock’n roll en plein milieu de la ville de Los Angeles la perte des valeurs sentimentales qui fait de nous des zombies. Il s’attache à nous montrer des personnages qui ne peuvent même plus se perdre car il faudrait encore qu’ils puissent se trouver. L’oeuvre entière de Bret Easton Ellis est donc entièrement tournée par l’écriture de la dépersonnalisation (de la déshumanisation dont nous parlions plus haut) et du vide. C’est ainsi que dans son roman American Psycho, qui connut un grand succès (tant par l’étonnement que par le scandale qu’il produisit dès sa sortie), il écrit pour présenter son personnage « Patrick Bateman » ces quelques mots : « Je possédais tous les attributs d’un être humain – la chair, le sang, la peau, les cheveux – , mais ma dépersonnalisation était si profonde, avait été menée si loin, que ma capacité normale à ressentir de la compassion avait été annihilée, lentement, consciencieusement effacée. Je n’étais qu’une imitation, la grossière contrefaçon d’un être humain. (…) Il existe une idée de Patrick Bateman, une espèce d’abstraction, mais il n’existe pas de moi réel, juste une entité, une chose illusoire et, bien que je puisse dissimuler mon regard glacé, mon regard fixe, bien que vous puissiez me serrer la main et sentir une chair qui étreint la votre, et peut-être même considérer que nous avons des styles de vie comparables, je ne suis tout simplement pas là. ».
Mais Patrick Bateman est inhumain de deux manières. Tout d’abord par sa perte de valeurs sentimentales que l’on découvre dans le roman par la description continue des vêtements et costumes (de grandes marques) et des cartes de visites de façon assez inexpressives, sans cesse échangées entre collègues. Mais il est aussi inhumain dans sa tentative d’échapper au vide, dans sa quête meurtrière. Il s’imagine alors assassinant des jeunes femmes, des prostitués et des collègues de la Chemical Bank. Mais tout cela n’est qu’illusion. On trouve au début du roman qui fonctionne comme une boucle, comme un cercle vicieux : “ABANDONNE TOUT ESPOIR, TOI QUI PENETRES ICI” peut-on lire, barbouillés en lettre de sang au flanc de la Chemical Bank » et à la fin « Au-dessus d’une des portes, masquées par des teintures de velours rouges, il y a un panneau, et sur ce panneau, en lettres assorties à la couleur des teintures est écrit : « SANS ISSUE » “. Ainsi résonnent ces paroles des Talking Heads « And thing fell apart/ Nobody paid much attention ». La particularité du texte de Bret Easton Ellis est qu’il ne laisse rien ressortir, à première vue. On pourrait être tenté comme beaucoup de critiques malheureusement à voir en ces textes un dégeuli de descriptions de costumes de jeunes riches défoncés à la cocaïne, et pourtant… on sent qu’il y a autre chose. Le texte de Bret Easton Eliss souffle la vie autant qu’il la respire. Paradoxe ? Sûrement pas ! Les textes qu’ils soient ceux de Gustave Flaubert, Hunter S. Thompson, Albert Camus, Boris Vian ou Bret Easton Ellis (tous ces auteurs qui ont écrit sur le rien et sur l’indifférence – l’ennui – de la société), dégagent de leur écriture peut-être brute ou de leur projection de la société du vide (par l’écriture de ce vide) un langage qui participe à l’édification d’un monde commun, c’est-à-dire de la vie. Patrick Amine dans Art Press l’explique ainsi : « L’auteur de Moins que zéro décrit dans son deuxième livre une nouvelle descente aux enfers qui se situe à l’université. Ses héros, des étudiants issus d’une bourgeoisie typée, trempent, d’une dérive à l’autre, dans les illusions du sexe et de la drogue, sur un fond de rock… Bret Easton Ellis peint une génération en négatif, en montrant les impasses des désirs, des urgences existentielles et des manques. Tout cela au moyen d’une écriture sobre, rapide et brute. La phraséologie de cette décennie contient à elle seule toute une micro-histoire. Une langue. »
Cette micro-histoire, bien loin d’être un histoire politique est une histoire des mœurs implantée dans la politique, cette langue (langage) qu’offre les textes dont nous avons parlés (mais aussi bien d’autres) font surgir de la société du vide, de la description (du réalisme), une réflexion métapolitique – plus seulement politique – sur la vie. Mais de tels textes qui s’attachent à questionner la vie, par la création d’un jargon où la langue orale finit par faire silence (“Ce que le langage oral ne peut dire, tel est le sujet de la littérature” Pascal Quignard dans Vie secrète) participent à l’édification d’un monde commun. C’est-à-dire que les écrivains ont affaire à des représentations et utilisent les mots comme des instruments de communication et se trouvent engagés dans les tâches de la construction d’un monde commun. Ils interviennent dans le découpage des objets qui forment le monde commun, des sujets qui le peuplent et des pouvoirs qu’ils ont de le voir, de le nommer et d’agir sur lui. Cette politique de la littérature (métapolitique) suppose qu’il y a un lien essentiel entre la politique comme forme spécifique de la pratique collective et la littérature comme pratique de l’art d’écrire. Les textes contemporains (d’Ellis à Thompson, de Vian à Camus) soit-disant politiques ont souvent comme couverture la critique et la dénonciation d’une politique du vide et de l’indifférence, mais ils possèdent comme profondeurs une réflexion métapolitique sur la vie et sur comment vivre : sur l’exploration de la vie humaine. Alors nous pouvons voir resurgir dans la langue parlée des phrases et expression tirées de romans, des courant politiques basées sur des textes littéraires et philosophiques. L’un ne marche pas sans l’autre pourrait-on dire, mais l’objet de la littérature, contrairement à la politique qui est réelle et concrète – que l’on peut qualifier de réalisme -, tout comme l’objet du romancier est de « retracer le mouvement conquérant de l’existence subjective, tout en la montrant confrontée au mouvement dévastateur de la réalité » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit).
C’est dans le langage, ou plutôt dans la création d’un langage à travers l’œuvre littéraire, que nous reconnaissons notre langage dans celui d’autrui, mais aussi que nous voyons pleinement la vie et l’intimité surgir. Nous devenons réellement autre à la lecture d’un texte. “Dans le roman se réalise la reconnaissance de son propre langage dans un langage étranger, la reconnaissance, dans la vision du monde d’autrui, de sa propre vision. Dans le roman s’opère une traduction idéologique du langage d’autrui, le dépassement de son “étrangeté”, qui n’est que fortuite, extérieure et apparente.” (Mikhail Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1987, p182). Alors lisez et laissez vous emporter par l’élan vital du texte qui vous conduira, j’en suis sur, en bien des mondes merveilleux.