LITTÉRATURE

Combat de nègre et de chiens

Combat de nègre et de chiens ne parle pas, en tout cas, de l’Afrique et des Noirs – je ne suis pas un auteur africain – elle ne raconte ni le néo-colonialisme ni la question raciale. Elle n’émet certainement aucun avis. Elle parle simplement d’un lieu du monde. On rencontre parfois des lieux qui sont des sortes de métaphores, de la vie, ou d’un aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident…

Bernard-Marie Koltès

Bernard-Marie Koltès

L‘avertissement est lancé dès la post-face de cette pièce de théâtre parue dans les Editions Stock en 1983. “Elle n’émet certainement aucun avis“, bien. Mais alors de quoi traite-t-elle ? Il semblerait bien qu’il s’agisse de l’incommunicabilité entre des êtres différents, aussi bien physiquement que culturellement. Prenez un chef de chantier français dans la soixantaine, un ingénieur d’une trentaine d’année et une femme qui s’appelle Leone, placez-les dans un chantier en pleine Afrique. Pimentez un peu le tout en isolant ce chantier du reste du monde grâce à de grandes palissades habillées de barbelés et de gardes qui sans relâche sont armés jusqu’aux dents, prêt à faire feu sur tout intrus qui oserait pénétrer ce camps très surveillé, et voilà, vous avez la recette de Combat de nègre et de chiens  !

Le calfeutrement permettant une proximité certaine entre les actants, nous assistons à la progressive perte de contrôle des individus, animaux en cage évoluant sur un terrain couvert de sable rouge. Symbolique grandissante, ce tapis sanglant marque la tentative de comprendre autrui, dans l’amitié ou dans l’amour, mais tout semble joué d’avance. Les phrases lancées vers l’autre l’effleurent mais ne le touchent pas. Ainsi, à la place des dialogues fleurissent des monologues où s’entremêlent plusieurs langues : le français, l’allemand et le ouolof, une langue usité au Sénégal. L’une des particularités de cette pièce de théâtre, qui pourrait paraître déconcertante en premier lieu, est le travail que l’auteur classique Bernard-Marie Koltès  accomplit sur la langue. Emprunt de l’esthétique du vers Claudélien, défini par une absence de métrique et de rime, mais qui s’illustre par ce que son créateur appelle “la respiration de l’âme“, le style de Koltès fait de chaque mot une note essentielle qui vise à rendre l’accord majeur d’une écriture naturelle et non pré-construite sur des schémas littéraires contraignants. La liberté, c’est de cela que se nourrit cet homme qui découvrit, en rencontrant Marie Casares, l’amour du théâtre, à l’âge de tous les rêves, 20 ans. Et cette liberté d’esprit que le Français ne cessera de cultiver s’oriente tout naturellement sur la question de la solitude et de la mort, qui sont deux thématiques récurrentes dans ses œuvres  Si l’une mène généralement à l’autre en certaines occasions, on retrouve dans la pièce le motif d’un pont inachevé qui tente de rallier les hommes entre eux sur ce chantier angoissant, où seuls les bruits de langues étranges que font les guetteurs à intervalles réguliers parviennent jusqu’aux personnages, ces esseulés.

Venant troubler ce charmant microcosme, un Noir, soit un “boubou” comme le nomme Koltès, échappe semble-t-il à la surveillance des gardes et parvient à se faufiler sur le chantier pour régler ses comptes avec le chef. Se présentant sous le nom d’Alboury, ce dernier vient récupérer le corps de son frère mort. Toute l’intrigue repose sur ce point précis, la restitution du cadavre, qui finalement ne viendra jamais.  Et pour cause, l’accident prétendu qui aurait enlevé Nouofia est en fait un homicide perpétué par l’ingénieur, Cal. Mort pour avoir voulu quitter le chantier une heure en avance, un coup de pistolet a scellé le destin de cet ouvrier et c’est dans les égouts que son corps a été jeté sans vergogne par ce chien de blanc. Oui, le mot “chiens” présent dans le titre désigne bel et bien les blancs et leurs comportements dans cette partie reculée du monde. Le gouffre ne cesse de s’accroître entre les boubous et ces chiens, même si Léone tente de se convertir à la culture d’Alboury en gravant sur son visage à l’aide d’un culot de bouteille explosé, des signes tribaux, marquant son désir d’appartenance à la communauté noire. Union avortée, ce n’est qu’une suite d’échec, de solitudes exacerbés jusqu’à la folie, jusqu’à l’explosion finale de ce feu d’artifice fomenté par Horn, le chef de chantier, et signant une nouvelle mort, celle de Cal et de ce fait, la fin de l’histoire.

Seul le sang pouvant laver le sang, les survivants sombrent dans la folie à l’image de Léone, ou bien en  ressortent encore plus affaiblis qu’avant. Ne subsiste de cette histoire que le souvenir de la tentative de se fondre dans l’autre et ces phrases à la poésie bouleversante à peine enfuies des lèvres de Léone : « Je ne suis pas vraiment une Blanche, non. Oh moi, je suis déjà tant habituée à être ce qu’il ne faut pas être, il ne me coûte rien d’être nègre par-dessus tout cela. Si c’est pour cela, Alboury, ma blancheur, j’ai déjà craché dessus depuis longtemps, je l’ai jeté, je n’en veux pas. Alors si vous aussi vous ne vouliez plus de moi… »

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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