Le retour récent du film maudit Heaven’s Gate dans sa forme originale est pour nous l’occasion de nous pencher sur les errances de ce chef d’œuvre du 7ème art du féroce et anticonformiste Michael Cimino.
Le plus grand flop de l’histoire du cinéma ?
En 1980, quelques années après Voyage au bout de l’enfer, Michael Cimino s’attaqua avec ce film à un prétendu paradis qui s’apparenta finalement davantage à un nouvel enfer. Mais ce film, ce n’est pas que l’enfer de l’histoire américaine, c’est aussi celui d’un film maudit. Dès sa sortie, ce film reçut des critiques d’une violence réelle tant sur le fond que sur la forme et fut retiré rapidement. Après plus de 300 coupes, il ressortit finalement en 1981 mais fit de nouveau face à un échec cuisant. La Porte du Paradis incarna alors bien la porte de l’enfer pour le studio United Artists qui entra dans un gouffre financier – le film ayant coûté plus de 40 millions de dollars pour 2 millions prévus initialement. Il signa par ailleurs l’échec de la carrière de Michael Cimino, perfectionniste maudit. La restauration du film et sa sortie dans sa forme originale de 3h40 montre que ce film attendait un public et un contexte préparé à cette peinture de la déconstruction du mythe américain.
Un regard investigateur pour déconstruire les mythes fondateurs du rêve américain
En prenant certaines libertés narratives, ce film s’inspire d’un fait réel : celui du massacre organisé en 1890 de 125 immigrants dans le comté de Johnson, par des grands propriétaires soutenus par les autorités. La caméra de Cimino explore une Amérique épurée de tous les clichés historiques de grandeur et de noblesse. Ici, c’est la cruauté, le sang, l’injustice et le rejet de l’autre qui sautent aux yeux. Ce film s’éloigne des standards du western classique pour montrer comment l’idéal américain souffre dans ce film qui a su le déconstruire jusqu’à le détruire. On se demande où s’est caché le Mythe de l’Ouest. La première séquence du film nous donne pourtant à voir cet idéal dans les danses et les grands discours sur l’éducation de l’élite dorée de Harvard. Mais le second long mouvement du film va déconstruire progressivement ce flot de paroles avec l’apparition d’un nouveau discours visible dans les lois que les propriétaires mettent en place pour lutter contre la vague d’immigrants. Le gouvernement fait régner l’injustice en permettant la création de la liste des 125 noms des voleurs et anarchistes à supprimer. Terreur et arbitraire s’entremêlent dans ce monde arbitraire où le rêve américain n’est plus que cauchemar. Les immigrants s’empilent sur les toits des trains aux fumées noires, les hommes remplacent les bœufs pour tirer les charrues, les enfants peinent aux champs tout ça dans une course incessante pour rester en vie. Comme dit l’un des personnages, « Ça devient dangereux d’être pauvre dans ce pays ». Même l’aide du héros James Averill ne suffit pas à écarter ce danger. Ce film véhicule ainsi une vision d’un désenchantement qui vient contrebalancer l’idéal westernien.
L’esthétique épique d’un anti-Western
Par l’esthétique singulière du réalisateur et la photographie juste de Vilmos Zsigmond, ce film déconstruit les codes cinématographiques du Western en imposant un style particulier et déréglé. On le voit dans le traitement des couleurs, avec la souillure d’une fumée persistante venue des trains nuancée par une forte luminosité de certaines scènes. De chaque porte ou chaque ouverture s’échappe une lumière ardente, mais les personnages restent eux dans l’obscurité. Derrière les portes du paradis, ce sont bien la pénombre et les flammes de l’enfer qui les attendent. Mais ce qui révèle le plus cette déconstruction de l’esthétique du Western, c’est bien ce rythme irrégulier qui alterne entre scènes de grandeur, scènes intimistes dans l’intrigue du triangle amoureux et scènes purement esthétiques. Ces dernières sont des pauses contemplatives pour souffler et supporter. Mais ce n’est qu’une halte et la lutte est là, présente, féroce et sanglante. Cimino ne cherche pas à embellir la bataille finale, il filme un massacre que rien ne peut arrêter. Cela finit par découler sur une violence primitive et totale que le traitement spécifique du temps ne fait qu’accentuer.
Réflexion sur la pérennité d’une nation
L’Amérique de Cimino tourne en rond. La figure du cercle est omniprésente avec les cercles des valses, de l’arbre de Mai, des danses folkloriques des immigrants mais aussi de façon moins guillerette le cercle des travailleurs ivres autour des combats de coqs ou les cercles de la bataille finale. On a ainsi un monde sans espoir, cloisonné à cause du mensonge et de la félonie. Les individus sont prisonniers de l’histoire mais aussi de leur univers social et donc de leurs traditions, du passé. Ce cloisonnement est poussé jusqu’au vertige du désenchantement de ce monde. De ce brisement ressort une touche presque marxisante de ce film. S’il ne s’apparente pas réellement au western ce film s’ancre plutôt dans la tradition épique des fresques historiques comme le Guerre et Paix de Tolstoï, parsemée de figures teintées de passions, et de révolte. On sent cette tonalité russe jusque dans les tenues vestimentaires (avec la chapka de Franck Canton) ou les décors (les maisons ressemblant à des isbas).
Finalement, cette touche néomarxisante est l’occasion de réfléchir à la construction d’une Nation. Quelque chose a échappé aux piliers fondateurs de l’Amérique. Cette nation nait dans la boue et le sang. C’est peut-être d’ailleurs cette vision qui peut expliquer le rejet du film à sa sortie. Au début des années 1980, l’Amérique sortait d’une longue période de malaise avec la défaite au Viêt Nam, désastreuse sur le plan médiatique. Avec l’arrivée de Reagan en 1981 et la figure cinématographique de Rocky en 1976, les américains se rassurent et retrouvent sa foi en l’American Dream. La Porte du Paradis dépeint une Amérique qui s’auto-détruit et cette replongée dans un nouveau malaise avait de quoi déplaire. Aujourd’hui, dans un contexte de course à la puissance entre les nations, visionner ce film peut être moyen de réfléchir sur les bases et la pérennité de la puissance d’une nation.