On a souvent considéré le héros de roman comme un personnage dont la grandeur était inaccessible pour nous autres, lecteurs de ses aventures. Ulysse, Jason, Énée, tant de héros et tant de vies dont on ne peut dire qu’elles ressemblèrent à la nôtre. Mais au fil des siècles, le héros est devenu plus proche de nous, jusqu’à ce que “chaque homme qui passe [devienne] un héros suffisant” (Emile Zola). Mais encore une fois, ces personnages de roman que l’on voit comme reflets de notre existence présentent une particularité. Milan Kundera dans L’insoutenable légèreté de l’être en 1984 écrit : “Les personnages de roman sont mes propres possibilités qui ne sont pas réalisées. C’est ce qui fait que je les aime tous et que tous m’effraient pareillement. Ils ont, les uns et les autres, franchi une frontière que je n’ai fait que contourner (la frontière au-delà de laquelle finit mon moi) qui m’attire.” Les personnages de romans et les actions romanesques qui les affectent sont des possibilités de la vie du romancier et de nous-mêmes, mais que nous n’avons pas réalisées et que nous ne réaliserons sans doute jamais. Si le roman connait autant de succès depuis près du début du XVIe siècle (avec Don Quichotte de la Mancha de Miguel de Cervantes entre 1605 et 1615), et surtout aujourd’hui, ce n’est pas par la simple capacité qu’il possède de faire rêver, mais par celle à atteindre et faire surgir la vérité de l’homme : le désir. Milan Kundera continue : “Et c’est de l’autre côté seulement que commence le mystère qu’interroge le roman. Le roman n’est pas une confession de l’écrivain, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde”. Le roman vise à apprendre l’homme à l’homme. Dans ce monde clos qu’est le monde réel, l’auteur analyse par la possibilité d’une vie, à travers la création de personnages suivant les directions infinies de sa vie possible, la vie humaine.
Dans le roman, l’incipit est un élément essentiel de la composition. Il permet à l’auteur de présenter au lecteur le contexte, le lieu et les personnages autour desquels tourneront les intrigues du roman. L’incipit place dans le monde réel les personnages qui vont à un moment ou à un autre franchir la frontière du monde réel, la frontière de mon “moi”, pour entrer dans le monde romanesque. Miguel de Cervantes dans Don Quichotte commence son roman en ces mots : “Dans une bourgade de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom vivait il n’y a pas longtemps un hidalgo, de ceux qui ont lance au râtelier, rondache antique, bidet maigre et lévrier de chasse. (…) L’âge de notre hidalgo passait la cinquantaine, il était sec de visage, robuste de corps et grand ami de chasse”. On remarque, à travers cet exemple, l’intention de l’auteur de placer son personnage dans le “piège qu’est le monde”. Le personnage du roman vit en Normandie, il est âgé d’une cinquantaine d’années et est entouré d’une gouvernante, d’une fille et d’un “garçon de ville et de campagne”. Tout homme contemporain de Cervantes (XVIIe) peut se dire qu’il ressemble à l’hidalgo dont parle Cervantes. Mais là où la situation et le personnage vont devenir extraordinaires, c’est quand le personnage va se détacher de cette ressemblance pour devenir une icône. Tout se passe comme si Don Quichotte était devenu l’icône de l’absence de l’hidalgo, qu’il était devenu un être-autrement, ou, comme l’explique Milan Kundera, un “ego-expérimental”. “A force de trop lire et de trop peu dormir, il lui vint à l’esprit la plus folle idée dont jamais fou se fut avisée dans le monde. Il lui parût convenable et nécessaire aussi bien pour l’éclat de sa gloire que pour le bien de son pays, de se faire chevalier errant et de s’en aller de par le monde chercher les aventures. Il se hâta de mettre son désir en pratique.” C’est par son caractère extra-ordinaire que l’on peut dire comme Milan Kundera qu’on aime le personnage mais qu’il nous effraie pareillement. Qui n’a jamais rêvé d’être Don Quichotte combattant des moulins à vent, mais n’a jamais osé le faire par peur ou par manque de force ?
Un autre personnage illustre merveilleusement bien le franchissement de la frontière dont parle Kundera : il s’agit de Meursault dans l’Etranger d’Albert Camus. Meursault devient un personnage de roman dès les premières lignes du livre, quand sa mère meurt, mais l’auteur instaure une confusion dans le sens où Meursault est un reflet presque exact d’un homme réel ; à cela près qu’il va pousser (par la force donnée par l’auteur) son être à l’extrême. Albert Camus écrit : “C’est là que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent, il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé. J’ai caressé le ventre poli de la crosse, et c’est là dans un bruit sec et assourdissant que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil, j’ai compris que j’avais détruit l’ordre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors j’ai tiré encore quatre fois dans un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je donnais à la porte du malheur.” Tout le destin du personnage (la condamnation à mort) va se jouer autour de ce passage. Ici, Meursault est poussé par l’écrivain au bout de lui même. Il devient un personnage aussi bouleversant et attendrissant, qu’intriguant et effrayant. Ces quatre balles tirées en plus de la première sont l’illustration même du passage de la frontière au-delà de laquelle finit mon moi. Ainsi les personnages se démarquent de l’homme réel par le franchissement d’une frontière que nous ne faisons que contourner. En réfléchissant sur le roman, Albert Camus, en 1951 dans L’homme Révolté au chapitre “Roman et révolte”, écrit : “Qu’est-ce que le roman, en effet, sinon cet univers où l’action trouve sa forme, où les mots de la fin sont prononcés, les êtres livrés aux êtres, où toute vie prend le visage du destin ? Le monde romanesque n’est que la correction de ce monde-ci, suivant le désir profond de l’homme. Car il s’agit bien du même monde. La souffrance est la même, le mensonge et l’amour. Les héros ont notre langage, nos faiblesses, nos forces. Leur univers n’est ni plus beau ni plus édifiant que le nôtre. Mais eux, du moins, courent jusqu’au bout de leur destin, et il n’est même jamais de si bouleversants héros que ceux qui vont jusqu’à l’extrémité de leur passion. […] C’est ici que nous perdons leur mesure, car ils finissent alors ce que nous n’achevons jamais.”
Milan Kundera a expliqué que les personnages de romans sont des possibilités qui ne sont pas réalisées. Les personnages de romans ne sont pas stoppés par ce que André Gide (cité par Guy Michaud dans L’œuvre et ses Techniques) appelle “le bon sens”. C’est ce bon sens qui nous retient nous de pousser aussi loin qu’eux leurs folies. N’entendez pas par manque de bon sens ce qui leur fait défaut, mais bien ce dont l’absence fait leur force et leur essence même de personnages de roman. Le bon sens – le sens du réel – sépare le monde réel du monde romanesque. Si nous n’étions pas raisonnables, c’est à dire si nous ne respections pas le sens du réel, nous vivrions dangereusement dans un monde où tout est possible, nous serions des personnages de romans. Nous escaladerions la fenêtre de notre maîtresse comme Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, nous partirions à l’attaque de moulins ou de moutons comme Don Quichotte, nous lutterions sans relâche contre “la maudissure” comme André Pythre dans la Gloire des Pythre de Richard Millet.
Prenons deux exemples pour illustrer cette folie qui s’empare des personnages de roman par l’intermédiaire du romancier et qui leur permet de pousser aussi loin passion même si la fin doit être la mort. Laurent Gaudé dans La Porte des Enfers raconte l’histoire des trois personnages principaux qui vont voir leurs vies anéanties par la perte de l’un d’entre eux : le fils, Filipo Scalfaro de Nittis. La mère, Guiliana, détruite, va demander à son mari, Matteo, de ramener leur enfant ou alors de retrouver celui qui a fait ça et lui faire la peau. Après la peur de tuer le meurtrier de son fils (moment crucial car il ancre le personnage comme être humain face à un échec), après avoir été abandonné par sa femme, il rencontrera au cours de ses errances dans Naples le professore Provolone qui lui confiera l’existence d’une entrée des Enfers. Alors Matteo, tel Énée ou Orphée, descendra aux Enfers chercher son fils et échangera sa vie contre celle de son enfant. Si ce héros est bouleversant, c’est qu’il a rejeté le bon sens qui contrôle les vies humaines pour entrer dans l’extrémité des passions, dans le désir profond de l’homme, qui est de retrouver son fils, bien qu’il soit mort.
Gustave Flaubert dans Madame Bovary présentait une femme qui a tout de réel et le monde dans lequel elle vit rien d’imaginaire. Elle a réalisé l’abolition de la réalité et d’elle même au seul profit de l’idée littéraire qu’elle se fait de la réalité et d’elle même. L’esthétique de Flaubert veut donc que ce personnage irréductible soit au centre de son histoire, mais veut aussi que la vision de ce personnage, autrement dit du discours interne, soit intégré dans un discours et point de vue qui la dépasse de ce « quelqu’un » (l’auteur-narrateur). Son suicide apparaît en bref comme la suite logique de désillusions qui résultent d’une illusion originelle : avoir confondu vie réelle et littérature. Emma exige une vie et une littérature qui puissent se fondre en une réalité. Il faut la mettre à mort car son crime est un crime contre la littérature : elle a mésusé l’équivalence entre l’art et la vie. La littérature doit la mettre à mort pour préserver l’art de son double maléfique : le réel. Toutes ces morts, celles de Bovary, de Meursault, de Don Quichotte, de Matteo ne sont-elles pas le destin de ces personnages de roman qui ont refusé la réalité pour l’idée qu’ils s’en font ?