LITTÉRATURE

Le Hum

LE HUM

Basile Imbert

« La première fois que j’ai entendu le vrombissement clair et lourd du hum, j’ai d’abord cru que le voisin avait un problème en passant sa tondeuse. Je suis sorti dans le jardin, et j’ai regardé à travers la haie : non, il n’y avait personne qui coupait l’herbe. Je me suis dit qu’un moteur diesel avait dû être lancé non loin de là, et qu’il s’était emballé. J’ai fait le tour du pâté de maison – j’habite à la campagne, aussi ce ne fut pas long – avant de me rendre à l’évidence : le bruit venait de chez moi. C’était comme si toute une ruche de guêpes métalliques avait installé sa colonie chez moi, au cœur de ma tête. En cherchant dans les pièces de ma maison, il me sembla que là où j’entendais le plus le hum, c’était dans ma cuisine. Il suffisait que je passe la porte de cette dernière pour que le hum soit beaucoup plus fort, beaucoup moins sourd. Cela eut le don de me mettre mal à l’aise. Je fouillai, frénétique comme le mystérieux bruit autour de moi, dans mes placards, entre les casseroles et les boîtes. Je cherchai dans le frigo, et dans les moindres tiroirs, en quête de l’origine du bruit. Sans succès. Le hum revenait toujours en boucle. Cela dura tout l’après-midi. Mon épouse rentra vers six heures de ses activités multiples – elle dirige le comité floral de la paroisse – et me trouva fatigué.

« Comment veux-tu que je ne sois pas lessivé alors que ce bruit infernal dure depuis maintenant plus de quatre heures.

  • Le bruit ? Quel bruit ? »

Elle me dévisagea étrangement, comme si elle essayait de lire entre les poches de mes yeux. Je fus le premier surpris de sa réaction.

« Tu n’entends pas le bruit ?

  • Dois-je te rappeler que nous vivons à la campagne ? Le seul bruit que j’entends c’est le vent, ta respiration bruyante, quelques vaches et tes ronflements infernaux la nuit. »

Je fus pris d’un fou rire nerveux. Ma chère et tendre épouse me jouait un de ses mauvais tours qui font tout son charme.

« Je ne plaisante pas. Je n’entends pas de bruit. »

On fit venir le voisin, Monsieur Pèlerin.

« Je suis désolé, mais je n’entends rien non plus. »

Ce fut à ce moment là que les vaches de ce brave Michel mugirent à mort. Nous courûmes vers l’enclos. Elles semblaient comme prises d’un exquis mélange de démence, de détresse et de désespoir. Le triple D en somme.

« Il n’y a pas d’autres explications, lançai-je à ma chère épouse et à Michel Pèlerin, mon sympathique voisin. Ces pauvres bêtes entendent le même bruit que moi. »

Michel tenta jusqu’à la nuit tombée de calmer ses bêtes avant de se résigner. De mon côté, j’avalai aspirine sur aspirine, bien que l’acide acétylsalicylique n’arrivait pas à me faire passer la migraine du terrible bruit combiné aux hurlements des vaches. Ma douce épouse n’aimait pas trop.

« Arrête de te bourrer aux médicaments, ou tu vas nous crever dans la nuit. »

Qu’est-ce que j’aurais aimé mourir, ce soir-là, mes amis. Quels terribles moments que ceux passés écrasé par le hum, qui agissait en bruit de fond, permanent dans son attitude sournoise. Avant d’essayer de me coucher, j’ordonnai à ma tendre épouse de cacher les clés de l’armurerie. Le hum aurait pu me mettre dans un état second et me pousser au suicide.

Le lendemain, alors que je m’attendais à devoir à nouveau affronter le hum après un court sommeil même pas réparateur, le bruit se tut dès mon réveil. Le lait des vaches qui s’étaient calmées vers quatre heures du matin, en revanche, était dégueulasse. Monsieur Michel Pèlerin opta pour appeler un vétérinaire.

« Ce doit être à cause des ondes du relais. Il est à seulement à quelques kilomètres à vol d’oiseau de l’enclos de vos vaches. Les ondes ont dû les perturber ! »

Pourtant, dix jours plus tard, l’équipe des télécom envoyée sur place pour enquêter ne décela aucun sursaut d’ondes émises. De plus, les vaches du pré de Monsieur Laborie, qui étaient plus proches du relais que celle de ce bon vieux Pèlerin, n’avaient pas eu de crise de démence. Pire encore, le hum revint douze fois pendant des heures en l’espace de cinq mois, et j’étais toujours le seul à l’entendre. Des curieux venaient dans ma maison pour essayer de partager avec moi ce supplice. Je les prévenais par sms dès que les crises de hum reprenaient. Une vache, prise de démence, alla même mettre fin à ses jours en s’éclatant la tête contre l’enclos. La situation devint urgente et, au mois de mars, je me décidai à quitter les lieux de mon supplice. Je traversai le pays, puis le continent, massacrant mon compte bancaire en quête d’un lieu où le hum ne me suivrait pas. Ne voyant rien venir, et continuant à souffrir de ses attaques, je revins chez ma douce épouse, à la campagne. Je décidai de ne pas rester inactif pour autant, et de pousser mon enquête. Le hum était devenu une véritable entrave à ma vie : me rendant acariâtre envers tous, me faisant perdre des cheveux et me donnant l’allure d’un zombie à cause des nuits blanches. J’étais décidé à trouver une solution, et internet fut mon ami.

J’appris sur des forums plus ou moins crédibles l’existence d’autres cas similaires. On en avait recensé officiellement trois, et, officieusement trente-six à travers tout le territoire français – outre-mer compris. Je passai dans les journaux des annonces, et je reçus des mails plus ou moins farfelus : le paranormal intéressait les lecteurs. Je tenais même un blog – lehum.fr, qui narrait mes viols auditifs. Ce fut via cette page web qu’Aristide eut vent de mon existence troublée.

Il se pointa un matin de septembre, alors que le hum venait de me quitter temporairement – ce que je pris comme un signe – et me tendit sa main ridée.

« Aristide Morbleue, de l’Académie des Sciences de Paris. Je suis spécialiste en physique des ondes, et je crois pouvoir vous aider. Les ondes forment, dans leurs univers se propageant, les sons, et le hum que vous décrivez sur votre blog est un son. »

Je l’aidais à déballer son matériel, puis nous attendîmes que le hum se manifeste. Dès qu’il commença à vibrer dans mon crâne, les machines d’Aristide s’affolèrent.

« Son de basse fréquence. Semble même être un do majeur, première note de la gamme majeure sans accident. Amusant, vous êtes l’une des rares personnes à être reliée à Dieu. »

Je ne comprenais pas où il voulait en venir.

« La note do vient de domine. En latin, ça signifie Seigneur, Dieu donc. Je me dis que finalement, votre hum, à peu de chose près, c’est peut-être ça qu’entendait Moïse. En japonais, do veut dire chemin je crois. Et vu que votre destin est complétement changé avec ce bruit, tout s’explique de manière symbolique. »

Cela ne m’amusait pas du tout, aussi, je passais à autre chose.

« La science peut-elle expliquer ce bruit ?

  • Vous n’êtes pas le premier à souffrir du hum. On pense à une déformation de l’oreille, ou du système nerveux. Après, on a les hypothèses de la physique des ondes, complexes à expliquer comme ça. L’ennui, c’est que tout ça, c’est des hypothèses, et que je n’ai aucune certitude. Il y a tant de bruits fascinants, qui n’ont pas d’explications rationnelles : je pense au bloob détecté quelque part dans l’océan, en 1997 et dont on ignore l’origine exacte. Sous-marin ? Ice-berg ? Nautilus ? Calamar géant ? Tout est permis, et, croyez-moi, nous autres scientifiques nous n’aimons pas cela. Nous, nous aimons le rationnel, l’unique, le codifié, tout ce qui est écrit en équation, en binaire ou en schéma à l’échelle ! »

Il me tendit un papier qui m’était hermétique.

« Mon imprimante vient de vous donner un spectrographe de votre hum. Très basse fréquence, vraiment. Je vais rentrer à Paris et me pencher sur cela. Dès que j’en sais plus, je vous contacte. D’ici là, bon courage pour supporter ce hum, car ça a l’air très chiant. »

Je plaçai tous mes espoirs en Aristide, et j’abandonnai mes recherches. Le temps passant, le hum devenait de plus en plus puissant. Il me sembla y discerner des sons intelligibles parfois. Mais ce n’étaient que des hallucinations. Ma chère épouse me permettait de supporter mon supplice. Elle était douce, me racontait avec humour les rumeurs autour de moi à la paroisse. On jasait.

Vers le mois de décembre, peu de temps avant Noël, le hum avait commencé à prendre le dessus sur moi : il était présent en permanence dans mon esprit, et je n’arrivais plus à faire la différence entre sa réelle présence et les moments où seul son écho résonnait, comme une chanson que l’on a éternellement dans la tête. Le hum se manifesta tous les jours, avant de ne plus jamais me quitter. La vie était devenue un enfer. Je souffrais en permanence.

Plus le temps passait, plus il me sembla discerner des voix dans le halo auditif du hum. Un jour, j’eus même l’impression d’avoir clairement entendu, comme dit au ralenti, « enfin, enfin ». Puis – c’était un mardi, je crois – il me sembla entendre « bientôt, bientôt ».

Le hum saborda un à un mes autres sens. Je supposai que c’était la réaction normale à mon ouïe saturée par le bruit terrible : bientôt, je ne pris plus aucun plaisir à manger, à respirer, à sentir et à embrasser ma formidable épouse. Ma vue même s’altéra. J’étais englué dans mon appareil auditif agressé par le hum. Cela eut le don de rendre mon comportement des plus détestables.

Ma femme m’annonça après le nouvel an qu’elle me quittait. Cela me surprit au plus profond de moi-même, car, la veille encore, elle m’avait paru si délicate, si attentionnée envers moi et mes humeurs altérées par le hum. Elle prit sa valise et disparut, entourée par les flocons de neige. Privé de ma douce, comment pouvais-je surmonter ce son qui m’empoisonnait comme un cancer ?

Dans la nuit du vendredi au samedi, alors que je peinais à m’endormir – je n’avais pas dormi depuis une semaine, et mon dernier sommeil avait duré onze minutes – une étrange mélopée s’empara de mon appareil auditif. Puis, le hum se mit à hurler tout la nuit durant, en boucle : « Libre, libre ! La herse a cédé ! Libre ! Enfin ! ». Je hurlai avec lui, suant à grandes gouttes, alors que les heures passaient.

À mon réveil, je ressentis un étrange soulagement, le hum avait disparu. Je respirai à pleins poumons l’air chaud de la campagne, comme je ne l’avais encore jamais senti auparavant. Ma vue était revenue, et j’étais ébloui par le soleil qui pointait à travers les persiennes. Toute la surface de mes pieds apprécia pour la première fois depuis des mois la douceur des charentaises. Je me sentais comme libéré d’un poids, alors que je marchais vers la cuisine. Sur la table, le petit-déjeuner avait été dressé. Entre deux paquets de céréales, je vis qu’un mot avait été laissé. Je pris la carte dans mes mains et la lus d’une traite. « Merci signé le hum. ».

Ce n’était pas mon écriture, et puis comment aurais-je pu écrire, alors que j’étais aveuglé par le hum ? Il fallait me rendre à l’évidence, mais c’était trop dur à accepter. Je pris mes jambes à mon coup et quittai sur le champ cette étrange maison, hantée par je ne sais quel esprit frappeur.

Je me suis arrêté au premier asile que j’ai trouvé et j’ai rejoint cette superbe thérapie de groupe qui me fait un bien fou. Je n’ai plus eu de nouvelles depuis ma fuite d’Aristide et de sa physique quantique, ni de ce bon vieux Michel Pèlerin, ni encore de mon ex-femme. Quant au hum, il doit encore se balader quelque part depuis sa libération. Je ne pense pas que cela puisse tomber sur moi à nouveau. Je prie seulement pour que la prochaine fois il ne vous tombe pas dessus. »

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