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Essai sur la représentation de l’Enfer

Ma réflexion sur l’enfer s’est axée sur sa représentation symbolique aux travers de la déformation du visage, expression de la douleur, de la souffrance et de la peur. L’inspiration m’est venu du film-documentaire l’Enfer d’Henri-Georges Cluzot de Serge Bromberg sorti en décembre 2009. Dans les images clés du réalisateur, plusieurs déformations sont rapportées sur l’expression de l’enfer, de l’envahissement de l’enfer sur les traits, les formes que vont prendre les figures. Cette symbolique du visage grimaçant, étrange, inquiétant qui tourne autour de la bouche ouverte qui semble tour à tour vouloir avaler, soit crier, m’a posé question. Observe-t-on ailleurs cette étroite relation entre l’enfer, “une gueule grande ouverte”, des sourcils torturés, mâchoires défigurées et crânes tordus ?

Dans un premier temps j’ai découvert ces stigmates de l’enfer dès le Moyen-Age et ils m’ont conduit jusqu’au XVI ème siècle.  Trois évocations illustrent ma recherche. Tout d’abord un bas relief du XIIème siècle représentant “la gueule de l’enfer” sur le tympa de la Cathédrale de Strasbourg, troisième registre à gauche. Puis deux siècles plus tard, le roman de Fauvel, suivi de la gueule de l’enfer des Jardins de Bomarzo. Dans la seconde partie nous rejoindrons l’époque contemporaine grâce aux œuvres de Bacon dans son étude du Pape Innocent X de Velasquez, Munch et son Cri puis Henri-Georges Cluzot et son équipe qui ont travaillés sur des représentations filmées traduisant les ravages de l’enfer, par des déformations du visage. Enfin j’exposerais ma conception de l’enfer. Ma vision de l’enfer n’est pas ce que l’on peut apprendre avec ces définitions mythologiques de Dante ou Virgile par exemple, mais “l’expression” de ce dernier. La douleur, la peur pénètrent l’âme humaine et s’expriment par une déformation unique du visage. Le visage étant élément de lecture permettant d’illustrer l’enfer.

Dès le christianisme l’homme de va cesser de construire ses valeurs humaines autour des diverses scènes de la passion du Christ. Ce sont celles-ci qui sont sculptées sur le tympan de la Cathédrale Notre Dame de Strasbourg qui jusqu’au XIXeme siècle sera la construction la plus haute du monde, encore aujourd’hui la Cathédrale la plus haute de France. Victor Hugo en parlera comme du “prodige du gigantesque et du délicat”. Un bas relief (le troisième registre) présente une grande gueule ouverte où l’on peut voir un condamné bouillir dans une marmite retenue par une énorme langue de feu.

Bas Relief, Troisième Registre de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg.

C’est la représentation de pendaison de Juda, que l’on visualise à gauche de la gueule ouverte. La tragédie du christianisme. Suite aux destructions de la Révolution française, il a été ajouté, un personnage réputé en Alsace : “Gamil Blosarch”. C’est une allusion faite à un évêque pédéraste qui abusait des enfants de chœur et qui fut mis au ban de la ville. Sur ses fesses dressées en l’air, se tient un jeune garçon en train d’uriner. Les pattes palmées de l’évêque symbolisant la perversité. On aperçoit la figure grimaçante de l’évêque et le visage tourmenté de l’enfant. Le bourreau et la victime sont ainsi étrangement réunis autour de visages déformés par l’Enfer.

Au Moyen-Age, Gervais de Bus va entre 1310 et 1314 dénoncer la corruption de l’église et du roi de France Philippe IV en écrivant une histoire satirique : Le roman de Fauvel. Fauvel est un acronyme des six principaux péchés : F pour la flatterie, A pour l’avarice, V pour vilénie (U typographié en V), V pour variété (inconstance), E pour l’envie et L pour la lâcheté.  L’illustration choisie est extraite d’une des variantes du roman de Fauvel intitulé l’Histoire de Fauvain composé de quarante dessins au trait légendés par Raoul le Petit.

Une des illustrations de l’Histoire de Fauvain

 

 

 

J’ai trouvé en ces illustrations la représentation de la gueule de l’Enfer où les âmes se lamentent. On peut y voir le profil d’un monstre animal avalant des individus apeurés, aux yeux exorbités, tout comme le monstre. Individus conduits par le Diable, complice de l’Enfer. Ici aussi, bourreau et victimes sont réunis par des déformations de la physionomie des personnages, notamment le regard, l’œil exorbité, le sourcil menaçant de l’Enfer face aux sourcils effondrés des victimes et enfin toujours, cette bouche béante et dévorante.

 

 

La Gueule de l’Enfer dans Jardin des monstres,Jardins de Bomarzo

Enfin pour clore cette première partie je me suis arrêté sur cette sculpture monumentale de la gueule de l’Enfer, dans le bois sacré des jardins de Bomarzo et créés par Pirro Ligorio à la demande de Viscino Orsini entre 1550 et 1580. Il est intéressant de noter que le jardin a été conçu en hommage à l’amour perdu de son épouse. Cette imposante et effrayante gueule de pierre se trouve dans le jardin des monstres, qu’il faut comprendre avec son sens latin monstrare qui signifie ce qui montre et démontre. Pour moi il était évident que ce qui se trouvait montré et démontré ici était une entrée possible des Enfers. Viscino Orisini avait-il peut-être les mêmes intentions qu’Orphée en construisant cette entrée. Le visage déformé prend ici toutes ses dimensions. La bouche distendue, cernée par le sillon nasal de part et d’autre, met en relief la proéminence des pommettes.  Elle s’ouvre avec le dessin (dessein) d’une porte inquiétante, surplombée par deux uniques dents émoussés, repoussant le danger à ce qu’on va découvrir. Les narines dilatées laissent ressentir le souffle de l’Enfer. Les yeux écarquillés son énuclées et symbolisent le vide. Ce sont cinq trous, passages qui nous invitent vers l’Empire des Morts et des Ténèbres.

A plusieurs siècles de distance et utilisant des techniques différentes, pour des intérêts religieux, satiriques ou sentimentaux, l’enfer est représenté avec une cohérence troublante. La gueule ouverte de la Cathédrale ajoutée au profil de Fauvel se matérialisant dans la sculpture des Jardin de Bomarzo, Retrouverons-nous cette cohérence dans les siècles suivants ?

Le Cri de Munch

 

En 1893, Munch écrit : “Je me promenais sur un sentier avec deux amis, le soleil se couchait, tout d’un coup le ciel devint rouge sang, je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyais sur une clôture. Il y avait du sang et des langues de feu au-dessus de fjord bleu-noir et la ville, mes amis continuèrent et j’y restais, tremblant d’anxiété. Je sentais un cri infini qui se passait à travers l’univers” Grâce à ses notes, Munch montre la porosité entre ses angoisses intérieures et la vue d’un paysage effrayant. Je retrouve dans cette peinture la bouche béante, les yeux exorbités d’une souffrance intérieure infernale que l’artiste représente ici en choisissant cette déformation presque sonore du visage. Cette métamorphose du visage et exploitée dans le film Persepolis de Marjane Satrapi où l’on peut observer le personnage principal, Marjane, confronté à l’enfer du fascisme prendre la même figure.

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Portrait du Pape Innocent X – Velasquez

Etude du portrait du Pape Innocent X de Velasquez – Bacon

Lorsque Bacon en 1953 s’attarde sur le portrait réalisé par Velasquez 300 ans plus tôt, s’expose la béance de la bouche ouverte en trou noir. Derrière une pluie de stries se distinguent plus les stigmates d’un visage torturé que le visage en lui-même. Étrangement, ces tableaux et esquisses du pape Innocent X seront rassemblés et commentés par l’écrivain Philippe Sollers sous le titre : “Les passions de Bacon”, ceci en références à la Passion du Christ. Le lien vers les expressions de l’Enfer est de nouveau matérialisé par l’anamorphose de ces deux tableaux. A l’évidence ce cri glace d’effroi. Cette peinture est-elle l’expression de la gueule de l’Enfer ou des traits torturés du supplicié devant l’Enfer. Ces deux portraits montrent la même déformation.

Romy Schneider dans L’Enfer d’Henri Georges Cluzot de Serge Bromberg.

Puis en 196, lorsque le tournage du film “L’enfer” d’Henri-George Cluzot s’engage, sa priorité sera de faire travailler ses équipes sur les représentations possibles cinématographiques des visages tourmentés des acteurs devant la montée de l’Enfer et de la jalousie. Je trouve particulièrement évocateur les effets d’éclairages, d’ombres et de lumière, d’apports de couleurs sous la forme de colorisation sur les traits de Serge Regianni et Romy Schneider. Ceux-ci vont accentuer, voire modifier les expressions visuelles, jusqu’à faire disparaître l’œil pour laisser place  au trou noir. Les accentuations et torsions des sillons du visage, feront dire à l’assistant chef décorateur du film que Serge Regianni a “une gueule de marron sculpté”. Le cri d’effroi de Romy Schneider et sa main tendue qui essayent de mettre à distance l’Enfer.

J’ai grandit dans une famille humaniste et non pratiquante sur le plan d’une religion. De fait, ma conception de l’Enfer est terrestre. L’Enfer réside essentiellement dans la douleur des Hommes et se matérialise pour moi dans les stigmates de la douleur sur le visage.  L’Enfer est au coin de la rue visible par exemple dans les traits ravagés d’une personne sans domicile fixe, ou écorchée par la drogue ou l’alcool….  Alors que presque deux mille ans séparent ces deux auteurs, j’ai été touché par leurs propos. Marc Aurèle dans Pensées sur moi-même vers 150 dit “Avant que tu parles , on doit pouvoir lire sur ton visage ce que tu vas dire” et Emmanuel Levinas dans De Dieu qui vient à l’esprit en 1982 écrit “Ce que je vois objectivement de l’autre c’est son visage, c’est ce que je vois d’abord.  Au sens propre , dès l’abord. C’est à son visage que va s’adresser que va s’adresser mon regard (…) l’être humain est un visage. Avant d’être raison, travail, désir, animal  politique, animal travaillant, animal artisan, tout homme, au sens générique, est visage”. Les tourments des visages d’aujourd’hui n’ont rien à envier à ceux du passé par la douleur exprimée. Ils sont pour moi un miroir du possible et me plonge dans la terreur, dans la mort, dans le désespoir.  J’ai vu l’Enfer, je l’ai vu dans le visage de mon meilleur ami le jour de la disparition accidentelle de son père. L’Enfer terrestre et Octave Mirabeau en 1699 dans Le Jardin des Supplices met les mots justes sur ce que je pense profondément : “Hélas ! Les Portes de Vie ne s’ouvrent que sur de la mort, ne s’ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort. Et l’univers m’apparait comme un inexorable jardin des supplices. Partout du sang, et là où il y a plus de vie, partout d’horribles tourmenteurs qui fouillent les chairs, scient les os, vous retournent la peau avec des faces sinistres de joie…” L’enfer de la douleur physique, mais aussi de la douleur morale. La douleur que peut entrainer les passions humaines… l’amour pouvant être paradoxalement un enfer et encore Mirabeau : “Les lois et les institutions sociales, et la justice, l’amour, la gloire, l’héroïsme, les religions, en sont les fleurs monstrueuses et les hideux instruments de l’éternelle souffrance humaine.”

Je vous invite à détourner le regard, à presque entrer en résistance pour ne pas rejoindre un univers de morts (vivants). Je vous invite à vous arrêter devant la porte que l’on ouvre pas. “Devant eux à quelques mètres, se dressait une porte aux dimensions titanesques. Elle était haute de plus de dix mètres, noir et lourde comme les siècles. Sur les deux battants en bronze étaient sculptés des centaines de visages défigurés par la souffrance et l’épouvante. Les sculptures ressemblaient aux ombres qui les avaient harcelées. C’était comme si le bronze les avaient faites prisonnières, bouches édentées, riant, bavant, criant de rage et de douleurs. Visages borgnes et mâchoires tordues, crânes cornus et langues de serpents. Toutes ces têtes, les unes sur les autres, empilées dans un horrible capharnaüm de dents et d’écailles, jaugeaient le visiteur et lui intimait l’ordre de ne plus faire un pas. C’était la porte que l’on ouvre pas, celle du monde d’En-bas où ne vont que les morts” Laurent Gaude – La porte des Enfers – Actes Sud, 2008.

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