LITTÉRATURE

Le droit à la parole contraire

C’est à un vaste tissu mémoriel auquel a un jour donné naissance le dieu égyptien de la connaissance Thot, aussi connu sous le nom Theut dans le Phèdre de Platon, alors qu’il présentait au roi Thamous l’une des invention qui allait changer le rapport des Hommes au savoir, soit la grammata, traduisez en français, l’écriture. De l’oralité à l’écrit, un pas énorme fut alors franchi permettant aux Hommes de consigner expériences et faits de l’imagination sur des supports leur permettant de ne plus rien oublier.

Gardienne des idées, l’écriture apporta néanmoins ses propres ombres, que s’empressa de désigner Thamous en évoquant les risques de mauvaises interprétations des écrits, de la disparition de l’effort de mémoire et enfin, de l’inégalable transformation de l’être par la vérité qui selon lui, n’était transmissible que par la parole éloquente. Balayant d’un revers ces motifs d’inquiétude, l’écriture fut néanmoins donnée au peuple d’Égypte qui s’abreuva de culture et de mythes, désormais accessibles au plus grand nombre. Les mentors, ces portes-paroles du savoir ne parlèrent désormais plus, ils se mirent à écrire.

Traversant les siècles et les continents, ce phénomène se retrouve dans toutes les cultures et c’est aujourd’hui en Italie que le pouvoir de l’écriture agite quelques justiciés justiciables, qui s’évertuent à jouer sur les mots et à poursuivre l’une des voix la plus éloquente de notre siècle, celle d’Erri De Luca. Longtemps, l’envie m’a pris d’écrire un papier sur cet auteur qui manie la langue et les idées avec maestria, mais enfin le moment n’était pas encore venu. Aujourd’hui néanmoins, l’envie s’est transformée en besoin, que dis-je, en désir de révolte face à la multitude bruissante tentant d’étouffer la voix unique du napolitain, à qui l’on doit entre autre les romans lumineux intitulés Le Poids du papillon ou bien Montedido. Encensé hier pour ses récits humbles et poétiques, c’est maintenant sur le banc des accusés que l’on tente de le placer, pour avoir commis un délit de premier ordre, soit celui de l’incitation.

Sont mis en cause des propos tenus par l’ancien révolutionnaire qui fit parti de la jeunesse italienne ardente, luttant pour ses droits, pour sa liberté d’expression, que l’on tentait une fois encore de lui ravir dans les années 70. Les propos incriminants pour lesquels Erri est actuellement poursuivi accueillent le lecteur de son dernier récit intitulé La Parole Contraire, avec la retranscription de la plainte lancée à son encontre par la société LFT, s’occupant actuellement de la construction de la ligne ferroviaire devant lier l’Italie à la France. Ce projet dantesque s’applique à percer le plus long tunnel d’Europe à travers les Alpes, libérant en un même temps des gisements toxiques d’amiante et de penchblende (minéral contenant de l’uranium qui est un métal lourd radioactif) sans qu’aucune réelle précaution sanitaire ne soit prise pour préserver la santé des ouvriers ni celle des habitants du Val de Suse. Une vaste ligue de protestation s’est fomentée au cours des huit dernières années afin de freiner ce projet, réunie sous la bannière No-TAV.

L’engouement pour la protection de cette zone est telle qu’à Turin, une unité de quatre magistrats a été mise en place pour inculper à temps plein les opposants, dont Erri vient grossir les rangs avec cette déclaration faite à un journaliste du Huffington Post en 2013 «  La TAV doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages, elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile  ». La parution écrite de cet entretien a ainsi constituée la pièce maîtresse de l’accusation qui tient Erri De Luca pour responsable des actes de sabotage commis à l’encontre du chantier. Or, la plupart de ces actes ont été perpétués avant la diffusion de la déclaration de l’écrivain, qui ne manque pas de soulever dans son récit, toutes les étrangetés liées à son procès. Sont pointés, entre autre, la prise de liberté des plaignants qui ont eux-même ”choisis” les procureurs devant statuer au procès alors que la coutume exige que ce soit la cours de justice italienne qui attribue elle-même les affaires aux magistrats, où bien encore le fait qu’Erri ne soit pas uniquement jugé sur les propos délivrés au Huffington Post mais bien sur son passé de révolutionnaire, à l’époque où l’on s’en souvient, l’Italie privait la presse de sa liberté d’expression, confinant les voix des opposants de cette dictature discrète à la clandestinité. L’auteur et poète ne confie t-il pas «  Pour pouvoir être imprimé et diffusé, un journal devait avoir un journaliste officiel comme directeur responsable. De nombreux intellectuels de l’époque acceptèrent de signer un journal dans lequel ils n’écrivaient pas et dont ils ne partageaient pas les idées, mais qui avait besoin d’eux pour paraître. » ?.

Et s’il est poursuivi pour ce mariage de présent et de passé, Erri invoque une fois nouvelle ce droit à la parole contraire, qu’il ressent profondément comme un devoir. Aussi, se fait-il oiseau de mauvaise augure et démentèle à son tour le discours des plaignants, de ce projet TAV défini comme une œuvre stratégique. Vocabulaire militaire contre parole de poète, les procureurs éructent au sortir de l’audience préliminaire au procès : «  Au barbier de Bussoleno nous pouvons pardonner s’il dit de couper les grillages, à un poète, à un intellectuel comme lui non. ».1 Intellectuel, Erri peut rire du terme pour lui qui apprend tout en autodidacte et se passe volontiers des classes studieuses et muselées. Mais enfin l’essentiel est ici, dans l’inquiétude qu’une telle voix libertaire et surtout connue, peut avoir sur les lecteurs, sur les frères, hommes et femmes, jeunes et vieux que ces incitations peuvent soulever et amener à renverser tout à fait ce projet fou.

Ce que n’ont en revanche pas compris les procureurs, c’est qu’Erri de Luca est humble, homme de lutte certes mais ne s’envisageant pas comme l’organe unique déclamant sa colère. Tout au plus est-il conscient d’être un passeur, une main discrète qui accompagne « un sentiment de justice, qui existe déjà mais qui n’a pas encore trouvé les mots pour s’exprimer et être reconnu. »2.

Devenu Thot et résistant contre ces nouveaux Thamous, Erri encourt 1 à 5 ans de prison pour défendre plus qu’une idée, son pays, alors que celui-ci viole sans encombre l’article 21 de sa propre constitution précisant « Chacun à le droit de manifester librement sa propre pensée par la parole, l’écrit et tout autre moyen de diffusion.  ». Devant cette mascarade à peine déguisée, l’écrivain annonce au juge qui décidera de son sort : « Si je suis déclaré coupable de mes paroles, je répéterais le même délit en criminel endurcit et récidiviste. ». Ici l’on reconnaît bien la ténacité de l’écrivain luttant, cet amoureux de la vie et des mots qui « accepte volontiers une condamnation pénale mais pas une réduction de vocabulaire ».

Attaquant au foie l’écrivain depuis maintenant trois ans, la justice italienne n’en a pas encore terminé avec ce résistant de premier ordre qui use de son droit de sabotage. Succédant à l’intimidation, la diffamation a désormais fait son apparition dans cette affaire avec la récente modification de la page Wikipédia de l’auteur, dont un anonyme a coloré la présentation de déclarations fallacieuses. Tentative de preuves fabriquées face à une affaire qui dépasse désormais les simples frontières italiennes ? Peu importe, la nasse se referme et ferrera peut-être le poète De Luca, mais comme aimait à l’écrire Jean Paulhan durant la seconde guerre mondiale : «  Tu peux serrer dans ta main une abeille jusqu’à ce qu’elle étouffe. Elle n’étouffera pas sans t’avoir piqué. C’est peu de chose dis-tu. Oui, c’est peu de chose. Mais si elle ne te piquait pas, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abeilles. »3.

Une vague de soutien internationale nommée Iostoconerri est née depuis quelques mois afin de soutenir l’écrivain durant son procès, vous pouvez la retrouver sur internet ici. Et voici le lien d’un texte intitulé Des nouvelles d’Eurydice, qui, si vous n’avez jamais lu d’œuvre du napolitain, pourra vous donner un bon aperçu de sa lutte pour la liberté.


1. Propos tenus dans le Corierre della Sera, le 5 juin 2014.

2. Erri de Luca, La Parole Contraire, 2015

3. Jean Paulhan, “L’abeille“, Les Cahiers de la Libération, n°3, février 1944.

Maître ès lettres. Passionnée par la littérature et les arts | m.roux@mazemag.fr

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