LITTÉRATURE

Le joueur d’orgue

Le tocsin résonna dans toute la cité, avant de se répandre lentement à toutes les plaines, clairières, déserts, montagnes et plages autour de Schlossdom. La plus grande ville de l’Est était en état de siège, et des hordes de barbares, comme venues d’un autre temps, avaient installé leur campement à quelques centaines de mètres, suffisamment près pour être vus des citoyens assiégés, mais assez loin pour ne pas être la proie des flèches des défenseurs. On attendait des renforts qui n’avaient que déjà trop tardé et l’on disait que l’ennemi pouvait compter sur quinze cent hommes supplémentaires venus des montagnes et des déserts lointains. Une rumeur mortelle, bientôt accompagnée du fracas des sabres contre les enclumes des forgerons, contaminait un à un les esprits de la ville, et c’est sans réel optimisme que l’on patrouillait dans un silence déchiré par les grincements des rares armures, le long de la première enceinte, paré à l’assaut qui se faisait attendre. La volonté morbide de défendre jusqu’à la dernière brique de la cité léguée par les Ancêtres Fondateurs animait les hommes, mais ne leur donnait pas de réel espoir de victoire face aux barbares.

Le chef couronné de l’ennemi, Bjitar le Magnanime, qui n’avait de magnanime que le nom venu d’une mauvaise traduction barbare de Magnus, affichait volontairement son intention flegmatique de ne pas encore attaquer Schlossdom, préférant laisser la ville engloutir ses derniers vivres. Le conseil des Illustres Généraux avait été aussi clair que concis : on ne pouvait pas envisager une sortie par-delà les murailles pour mettre en pièces ses troupes, tant l’infériorité numérique rendait perdu d’avance le combat. Le Grand Intendant de Schlossdom, Grachus troisième du nom, ne désirait pas envoyer ses troupes à une mort certaine et préférait attendre que l’ennemi lance l’assaut. D’ici-là, se disait-il en se forçant de ne pas pleurer, peut-être que les Dieux auraient pitié d’eux… Son souci le plus proche pour l’instant était de calmer son fils, Siefrigt, qui rouspétait de ne pas pouvoir partir au combat.

« La guerre n’est pas une chose pour les jeunes de ton âge.

– Mais, père, la guerre est déjà là pour moi ! Je ne vais pas rester sans défendre la cité, à attendre avec les femmes et les enfants que Bjitar ne prenne la ville ! Je veux porter haut les couleurs de mes ancêtres, les couleurs rouge et or de Schlossdom ! »

Le Grand Intendant eut un sourire qui lui réchauffa le cœur. À quatorze ans, son fils avait déjà la fougue caractéristique de sa lignée. Mais un éclair de lucidité, dans cet élan d’amour paternel, le força à lancer à ses hommes :

« Amenez-le dans le Grand Temple avec les femmes et les autres enfants de la cour. Sa place est ici, pas au champ d’honneur ! »

La rage, toute d’hormones bâtie, d’être forcé à fuir le combat et la frustration de savoir perdue la couronne dont il devait hériter rendait la marche de Siefrigt, cerné par deux gardes, exécrable. « Mais laissez-moi ! Laissez-moi me battre ! Je veux défendre Schlossdom ! »

Soudain, alors que le Grand Temple apparaissait devant eux, il y eut un terrible sifflement dans l’air, que précéda un désespéré « Ils passent à l’attaque ! » venu de la muraille ouest. Le sifflement s’approchait à l’horizon et Siefrigt comprit qu’il s’agissait d’une volée de flèches. Il se précipita sous les boucliers que les gardes plaçaient au-dessus de leur tête, pour se protéger de cette pluie mortelle. Puis, saisissant son courage, il profita de ce bref instant de surprise générale pour fausser compagnie aux gardes. Il arriva, le cœur prêt à exploser après cette folle course, à l’armurerie laissée déserte car tous partaient défendre la cité, où il s’équipa avec des armes trop lourdes et une combinaison de métal bien plus grande que lui. Son haubert cachait en partie sa vue, mais il croyait en l’instinct : sur le principe, seule l’enveloppe protectrice de ses ancêtres aurait suffit.

Siefrigt suivit ensuite les foules de défenseurs qui se massaient par centaines devant le pont-levis principal. La panique commençait à prendre d’assaut la ville, tandis que l’ennemi marchait devant ses murailles, tirant ça et là des volées de flèches qui trouvaient toujours leur cible. Bjitar le Magnagnime s’avançait, entouré de ses généraux, et on entendait le fracas de leurs sabres contre les armures. Une colonne d’hommes en déroute, les bras s’agitant en l’air dans cette symphonie du désespoir, passa devant Siefrigt.

« La première porte a cédé ! Nous sommes faits ! Ils sont bien trop nombreux ! »

Mais déjà, une flèche vint se planter dans le tibia droit du garçon, qui chancelant sur lui-même, accompagna dans sa chute le craquement ignoble de ses os. Ses yeux adolescents se refermèrent, tandis que des infirmiers vinrent le porter sur un brancard de fortune. La ville allait être prise. Sa population allait être massacrée ou réduite en esclavage, comme les autres peuples victimes de la sanguinaire folie de Bjitar. Siefrigt entrouvrit ses yeux, entre deux respirations.

Ce fut à ce moment là, alors que tout semblait perdu, qu’il le vit, enveloppé de la lumière orange d’un soleil d’hiver. Il se releva d’un coup de son brancard, ses muscles endoloris mais suffisamment puissants accompagnant son esprit habité par la volonté d’en découdre, et ses vertèbres craquèrent. Enveloppé dans une bure violette ponctuée d’étoiles brodées qui collait à son allure maigre et rapide, Manificcio, le joueur d’orgue, fonçait vers le Grand Temple, et porté par une béquille, Siefrigt le suivit, bravant sa vive douleur.

Le joueur d’orgue lâcha ses doigts sur les touches du clavier, et ceux-ci s’animèrent avec une telle dextérité qu’on eut cru à un groupe de fauves fondant sur un troupeau d’herbivores paisibles. La chevauchée musicale commença alors, prête à en découdre, et Siefrigt n’avait jamais entendu un air aussi beau. Le jeune guerrier qu’il était ne put s’empêcher de verser des larmes d’émotion profonde et sincère.

Le premier accord plaqué, comme un coup de tonnerre dont les arpèges baroques auraient été la pluie, vibra dans toute la salle principale du Grand Temple, et l’onde se propagea, infatigable, plus forte à chaque mètre conquis. L’une des princesses du gynécée s’exclama alors, dans une sorte de joie hystérique  :

« Regardez ! Regardez, à la fenêtre ! »

Siefrigt se rua, non sans mal, au balcon principal et ne put en croire ses yeux hallucinés. Le sol avait tremblé, et une brèche s’était ouverte, en forme d’éclair tellurique qui laissait entrevoir les entrailles de la terre, furieuse d’être ainsi vulgairement labourée. Surpris et terrifiés, le troisième bataillon d’infanterie de Bjitar s’engouffra dans le sol en poussant des hurlements dont l’horreur traversa l’espace pour résonner sur les murs du Grand Temple. Mais déjà, en entamant le troisième mouvement, le joueur d’orgue couvrait de sa volupté harmonieuse, ces cris terribles qui se perdaient sous les accords mélodieux. La gamme mineure était constamment brisée sur elle-même, en permanence retournée dans une construction d’ostinatos imbriqués les uns sur les autres, dont les arpèges solennels se déroulaient inconsciemment comme le ciment de cet édifice, lequel menaçait de s’écrouler sur lui-même, cathédrale gothique branlante, mais qui pourtant tenait bon. Le joueur d’orgue insistait parfois sur un accord qui n’allait pas forcément avec la gamme et qui rompait avec le thème initial, modulant la suite comme une annonce. Pourtant, on ne l’écoutait plus.

Les regards hypnotisés par le dehors avaient bouché les oreilles des défenseurs, qui ne pouvaient décrocher leurs yeux ébahis du spectacle incroyable qui se déroulait non loin du campement ennemi. À chaque note que les doigts du joueur d’orgue faisaient naître, une nouvelle déchirure apparaissait dans le sol de la bataille plus grande que la précédente. La terre se striait de vagues qui déferlaient sur l’ennemi, l’écrasant sous des tonnes d’humus fraîchement retourné. Au bout de longues minutes qui parurent une infinité, Bjitar lui-même fut enseveli sous terre, suivi de près par tous ses généraux qui tentaient de fuir la colère du sol que nourrissait la tendre musique du joueur d’orgue. Lorsque la dernière note eut résonné dans la cité ravagée par le combat, il ne restait plus rien de l’armée de Bjitar, décimée.

Et ainsi, Schlossdom fut sauvée.

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