ART

Les nouvelles formes d’art

En 1917, Marcel Duchamp est jury au Salon des artistes indépendants aux États-Unis. Il connaît les conditions de sélection des œuvres qui sont pour le moins claires, aucune œuvre ne peut être refusée. Dans ce contexte institutionnel, il décide de participer au salon sous un pseudonyme et d’exposer un ready-made, The Fountain by R. Mutt, un simple urinoir manufacturé, retourné et signé « R. Mutt », Richard Mutt. De cette façon, il met à l’épreuve l’institution et le monde de l’art. The Fountain est pourtant évincée de la compétition, et Marcel Duchamp démissionne de sa place de jury. Mais Duchamp ne s’arrête pas là. En mai 1917 sort la deuxième et dernière édition d’une revue d’art intitulée Blindman, dont il est le fondateur. Étant conscient du rôle majeur de la communication dans le monde de l’art contemporain, il dédie trois pages au « cas R. Mutt ». Il fait appel au plus influent photographe d’art de l’époque, Alfred Stieglitz, gage de crédibilité supplémentaire, pour prendre The Fountain en photo. Avec cette publication, l’œuvre est largement diffusée et acquiert le statut d’œuvre d’art reconnue institutionnellement.

Jusqu’au début du XXème siècle, les limites de l’art, reconnues par la majeure partie des institutions et par les historiens de l’art, se restreignent au champ de la peinture, de la sculpture et parfois de la photographie. C’est seulement avec Duchamp et ses ready-mades (objets manufacturés), qui poussent l’art à revoir ses critères de jugement, que l’art élargit son horizon de perception. Le groupe Dada à partir de 1916 décide de fracasser ces limites trop restrictives en déclarant l’art constitutif de la vie et la vie indissociable de l’art. Tout devient possible et envisageable, mais tout n’est pas accepté aussi facilement par la sphère institutionnelle artistique de l’époque.

Le cinéma aussi devra attendre 1932 pour que Rudolf Arnheim asseye le cinéma comme un art, dans un texte simplement titré Le cinéma est un art, où il détermine méthodiquement les caractéristiques qui font du médium cinématographique une forme d’art à part entière. Avant lui bien sûr, de nombreux cinéastes et théoriciens comme Jean Epstein ou Béla Balázs avaient contribué à lui construire une légitimité artistique.

Dans les années 60 apparaît une nouvelle notion qui posera problème aux dogmes constamment réformés de l’histoire de l’art ; celle de la durée. Une œuvre éphémère, qui se produit puis disparaît, et dont les seules traces sont des témoignages, des photographies, des vidéos, cette œuvre est-elle encore une œuvre d’art ?

"Fluids" by Allan Kaprow photograph Denis Hopper
Fluids, Allan Kaprow. Photographe, Dennis Hopper

Beaucoup de peintres américains de l’époque comme Roscko ou Pollock connaissent un grand succès. Un artiste, Allan Kaprow s’inspire de leur pratique de la peinture, de l’action même de peindre pour créer une forme d’art nouvelle, héritée des soirées futuristes des années 1910 et des interventions dadaïstes, il institutionnalise le happening en 1959 avec 18 Happenings in Six Parts. Cet événement marque l’implosion définitive des limites attribuées aux formes d’expression artistiques. Marina Abramovic a beaucoup contribué à démocratiser la pratique artistique de la performance et du happening en effectuant ses actions au sein d’institutions muséales internationales comme le MOMA ou le Guggenheim de New-York.

En 1963, c’est l’art vidéo qui voit le jour avec Nam June Paik. D’abord grâce à une installation de téléviseurs dans la galerie Parnass de Wuppertal où les treize écrans sont perturbés par des aimants posés à côté. Ensuite par une vidéo projetée dans un café de New-York très fréquenté par les artistes, qu’il a réalisé lors du passage du cortège pontifical sur la cinquième avenue, aujourd’hui considérée comme la toute première représentation d’art vidéo. Nam June Paik deviendra rapidement le chef de file dans ce domaine. Bill Viola à sa suite proposera une œuvre d’art vidéo onirique et profonde qui offrira définitivement une place de choix à cette forme d’art sur la scène contemporaine.

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Electronic Superhighway : Continental U.S. Alaska Hawaii, Nam June Paik

Cette transformation des formes d’art a obligé une modification des statuts des œuvres au regard de l’histoire de l’art. L’art décrit par Kant comme des objets destinés à procurer du plaisir esthétique et sans fonction utilitaire devient caduque. Durant tout le XXème, cette définition d’art comme domaine autonome est démontée par des théoriciens et des artistes. Avec Karl Marx, Walter Benjamin ou Meyer Shapiro, l’art devient indissociable de ses contextes historiques. L’artiste et son œuvre sont des acteurs sociaux, nés dans et par certains contextes sociaux, politiques, artistiques ou scientifiques de leur temps.

L’art contemporain développe sans cesse de nouvelles formes artistiques. Depuis les années 60, de nombreux médiums venus de tous les univers artistiques, enrichissent les possibilités de création des plasticiens. L’art numérique qui apparaît avec les premiers ordinateurs, ne cesse de gagner du succès ces dernières années avec l’apparition d’innovations technologiques constantes qui ajoutent à la palette des artistes numériques tels que la réalité augmentée ou internet. Mais aussi le land art qui peut être décrit comme une création artistique dans la nature et avec ce qu’elle offre, bien que cette définition soit réductrice. C’est le travail de Richard Long par exemple. Depuis quelques années aussi est née la notion de bio-art, caractérisée par l’utilisation des moyens offerts par les biotechnologies, à savoir toute application scientifique sur un organisme vivant afin d’en transformer la nature. Edouardo Kac a génétiquement transformé le patrimoine génétique de petits rongeurs pour leur donner la protéine fluorescente de certaines méduses. Le résultat sur la lapine Alba fut très médiatisé.

Ce n’est qu’une très courte et sommaire présentation des nouvelles formes d’art apparues depuis le début du XXème siècle. Force est de constater que les cloisons autrefois imperméables de l’art académique des pré-avant-gardes n’existent plus. Les artistes trouvent sans arrêt de nouveaux moyens pour mettre la notion d’art à l’épreuve et aux vues des innovations techniques de notre temps les possibilités ne sont pas prêtes de s’épuiser.

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