ART

Le street art peut-il échapper aux lois de la street ?

Les murs ont commencé à s’orner de graffitis depuis les années 1960/1970 aux Etats-Unis, symboles de la contre-culture. Les capitales européennes ne découvrent cet art véritablement qu’à partir des années 1980. Le street art est par définition un art libre, un art qui veut outrepasser les limites artistiques, aussi bien en termes de contenu que de support, et juridiques classiques. Il est l’exemple même d’un art éphémère, passager et vagabond qui occupe l’espace public de façon inattendue. Les street artists jouissent d’un talent artistique indéniable et certains se hissent sur la scène artistique et médiatique mondiale, à l’instar de Keith Haring et Jean-Michel Basquiat aux Etats-Unis.

Cependant, la reconnaissance du street art comme art est récente et a suscité de nombreux débats. Ce type d’art, par essence transgressif, s’institutionnalise progressivement et la fin du XXème siècle voit se développer des collections d’œuvres de street art. Les années 2000 ont impulsé une réelle avancée dans ce domaine : de nombreuses institutions lui accordent une importance grandissante, organisent des expositions à renommée mondiale, comme l’avait initié le Centre Pompidou en 1981 en créant l’exposition « Graffiti et société ». La consécration du street art et de ses artistes majeurs a profondément changé la donne en modifiant structurellement les mentalités, qui reconnaissent désormais un statut artistique à ce mouvement. Les populations et les pouvoirs publics s’y sont ouverts, l’ont encouragé, menant à une plus grande tolérance et ouverture d’esprit culturelle.

Le cœur de ce mouvement est une conception très particulière de l’art et du monde en général. Pour eux, l’environnement urbain représente une grande toile blanche où vont pouvoir se dessiner les formes de leurs rêves, de leurs convictions, de leurs idéaux. Mûs par une logique purement artistique et non marchande, les artistes dressent des œuvres ouvertes à tous les citadins, parfois discrètes, au coin d’une ruelle, ou au contraire imposante, sur la façade d’un immeuble. Pour beaucoup, se cachent derrière ces fresques un message politique, ou du moins un engagement certain. Les artistes cherchent à se réapproprier le paysage urbain, en fondant un environnement unique, plus convivial, en harmonie avec les citoyens. En 1981, le français Thierry Noir se rend à Berlin et peint ce mur morbide qui scinde la ville en deux. Ses œuvres deviennent le symbole d’un acte révolutionnaire qui a consista à transformer ce mur, le rendre ridicule, fugace, pour inscrire dans les consciences la nécessité de sa destruction. Le street art est ici un moyen de marquer de son empreinte le monde, façon de le dédramatiser, de l’embellir, ou simplement de s’en éloigner un instant.

Par ailleurs, le street art a instauré des codes différents, spécifiques. En ce qui concerne les droits d’auteur notamment, l’artiste jouit d’un droit de propriété intellectuelle exclusif sur ses œuvres, peu importe leur support. Néanmoins, il n’est en aucun cas le propriétaire du support affiche, inscrit dans l’espace de l’agora publique. Les artistes se sont battus pour obtenir des droits particuliers pour leurs travaux, mais voilà qu’apparaissent ici certaines questions essentielles. Peut-on encore parler de street art au vu de son institutionnalisation progressive ? Les idéaux de ce mouvement ne vont-ils pas justement à l’encontre de tout cadre juridique, de toute norme extérieure imposée, profondément et uniquement libertaires ? Ces questions demeurent ouvertes. Les artistes, quoique de plus en plus exposés, demeurent très attachés à la rue, à leur street originelle et à la spontanéité qu’elle offre, à la fois éphémère et inébranlable puisque se situant à la croisée de tous les regards, tous les rêves et toutes les interprétations.

Ainsi, le street art s’est construit en suivant un double mouvement, à la fois fidèle à ses idéaux premiers, et bénéficiant d’une reconnaissance juridique qui le protège, tout en le limitant. Ses œuvres défient les lois du temps car elles se transmettent via la fixation sur d’autres supports comme la photo ou la vidéo, à l’aube d’un monde de la communication et d’Internet. Le street art est par essence éphémère, mais perdure grâce à la transmission entre les générations et la généalogie artistique. Les galeries et musées deviennent alors les vecteurs de diffusion et de savoir de cet art qui sait mieux que personne se fondre et habiller nos ruelles et pavés.

Oeuvre de l'artiste espagnol Escif à Valence

Oeuvre de l’artiste espagnol Escif à Valence

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