SOCIÉTÉ

Il y a 100 ans, la France et le Royaume-Uni dessinaient les frontières du Moyen-Orient

Le 16 mai, une date fatidique. Cinquante ans avant le déclenchement de la Révolution culturelle avaient été signés, en pleine Première Guerre Mondiale, les accords secrets Sykes-Picot dont les conséquences au Moyen-Orient sont aujourd’hui majeures.

Il y a cent ans étaient tracées, au plus fort de la Grande Guerre, des zones d’influences au Moyen-Orient que la France et le Royaume-Uni avaient déjà décidé de se partager à l’issue de la guerre. L’Empire ottoman contrôlait depuis le XVIe siècle un territoire allant de la Grèce au Levant et à l’Algérie, soit la majeure partie du bassin méditerranéen, comme le rappelle justement L’Atlas géopolitique du Moyen-Orient et du monde arabe. Mais, déjà affaibli par les nombreuses revendications nationales auquel il doit faire face, « l’homme malade de l’Europe » – pour reprendre la formulation attribuée au Tsar Nicolas 1er de Russie en 1855 – court à sa perte en ce début de siècle, d’autant plus depuis son entrée en guerre aux côtés des Allemands.

Les deux puissances coloniales, rivales historiques mais engagées ensemble contre l’Allemagne, ont toutes deux des vues sur cette région stratégique. Comme le souligne Henry Laurens, professeur au Collège de France et spécialiste de cette région, les Anglais souhaitent s’allier au chérif hachémite Hussein et le pousser à mener une Révolte arabe contre l’Empire ottoman. Certains « esprits romantiques du Caire » comme il les dénomme dans un article du Monde diplomatique, appellent à une renaissance arabe menée par les Bédouins, dirigés par les fils de Hussein. Le plus célèbre de ces esprits romantiques, T.E Lawrence, alias Lawrence d’Arabie, est alors envoyé comme émissaire à La Mecque afin d’inciter les Arabes à se soulever, ce qu’ils vont faire dans les mois suivants. D’autre part, les Français rêvent d’étendre leur « France du Levant » en construisant une grande Syrie francophone.

A l’issue de longs mois de négociations, les deux parties vont alors signer le 16 mai 1916 des accords secrets qui entrent notamment en contradiction avec les promesses d’indépendance faites au chérif Hussein sur les territoires libérés. Ces accords vont déterminer le partage de la région en zones d’influences entre les deux puissances comme le résume Henry Laurens : la province irakienne de Basra et un territoire palestinien autour de Haïfa seront mis sous administration directe du Royaume-Uni alors que les Français administreront directement une zone allant du littoral syrien jusqu’à l’Anatolie, soit le sud de la Turquie. D’autre part, la Palestine sera placée sous un condominium franco-britannique, alors que les Hachémites prendront le contrôle des États arabes indépendants sous la tutelle des Français au nord, et celle des Britanniques au sud. Enfin, la ligne Sykes-Picot qui coupe le Proche-Orient, est destinée à la construction d’un chemin de fer britannique allant de Haïfa à Bagdad.

Les frontières dessinées par les accords Sykes-Picot. Crédit : AFP/THE NATIONAL ARCHIVES UK)

Les frontières dessinées par les accords Sykes-Picot. Les zones A et B représentent respectivement les zones administrées par la France et le Royaume-Uni. Crédit : AFP/THE NATIONAL ARCHIVES UK

Redistribution des cartes à la fin de la guerre

Cependant, à l’issue de la guerre, les Britanniques se retrouvent confrontés à tous leurs engagements qu’ils ne peuvent tenir. Les Anglais du Caire s’appuient alors sur la rhétorique wilsonienne du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes afin d’obtenir la remise en cause du traité et ainsi éjecter la France de la région. Comme l’analyse très précisément Henry Laurens, ils vont également s’appuyer sur le mouvement sioniste avec la déclaration Balfour de 1917 et l’établissement d’un foyer juif en Palestine afin de faire valoir ce droit des peuples à l’autodétermination. Comme il l’affirme non sans ironie, « ce droit des peuples signifie le droit de choisir la tutelle britannique ». Autrement dit, confrontés à de nouveaux dilemmes, les Anglais vont tenter d’affirmer leur soutien aux tribus arabes dans leur lutte pour l’indépendance en échange d’une tutelle britannique quand elles l’auront acquise, afin de rester la seule puissance coloniale dans la région.

De même, après que Lawrence d’Arabie lui a déclaré la teneur des accords Sykes-Picot, Faysal, le fils de Hussein, va œuvrer pour libérer Damas avant d’être proclamé roi de Syrie, territoire réservé aux Français dans les textes des accords. Alors que le traité de Versailles ne donne rien sur ces questions, ce sont les traités de San Remo en 1920 et de Sèvres en 1922 qui vont finalement entériner la division des mandats. La France va obtenir un mandat sur la Syrie et le Liban à la suite des accords de San Remo, tandis que les Britanniques obtiendront un mandat sur l’Irak et la Palestine à Sèvres.

Différence notoire du résultat final par rapport aux accords secrets de Sykes-Picot : les Anglais vont prendre conscience de la prééminence de la question pétrolière, et vont récupérer la ville de Mossoul, où se trouvent de nombreuses réserves, aux Français qui abandonnent là leur rêve d’une Grande Syrie. Les Français négocieront cependant une part de l’exploitation du pétrole par les Anglais.

Le dépeçage franco-britannique de l’Empire ottoman : des conséquences pérennes.

Comme le note encore Henry Laurens, cette division de l’Empire ottoman n’était en soi pas condamnable puisqu’elle était également voulue par les Hachémites. Mais elle a été faite de manière autoritaire par deux superpuissances impérialistes au détriment des populations locales. De même, face aux résistances – totalement légitimes – des populations indigènes se sentant bafouées par les traités, les deux puissances ont imposé les mandats à coups de guerres dans les territoires syrien, irakien et palestinien. Ainsi, le découpage du Moyen-Orient par ces différents traités successifs, initiés par les accords Sykes-Picot, n’est que le résultat de la négociation de deux puissances impérialistes cherchant à maximiser leurs intérêts.

Est-ce cependant étonnant si l’on adopte un point de vue réaliste et cynique, que les deux grands empires coloniaux se soient partagés de manière arbitraire les dépouilles de l’Empire ottoman au dépourvu des populations locales qu’ils ont trahies sans trop de scrupules ? Bien sûr que non, d’autant plus avec la dimension géostratégique revêtue par le Moyen-Orient, tant pour sa position géographique que ses ressources en pétrole ; cela n’en reste pas moins condamnable moralement.

Mais au-delà des dimensions éthique et morale surplombées par les intérêts géopolitiques des Français et des Britanniques, ce découpage territorial a surtout contribué à la déstabilisation de la région jusqu’à aujourd’hui. Si les velléités impérialistes des deux empires ont su endiguer le panarabisme amorcé par le chérif Hussein, la montée en puissance du nationalisme arabe dans la région s’est toujours appuyée sur l’illégitimité de ce découpage. De plus, l’institution de l’État israélien a contribué à entériner la région dans un cycle conflictuel ininterrompu depuis plusieurs décennies.

Vers un redécoupage des frontières ? 

Henry Laurens – encore lui – parle « du spectre d’un nouveau Sykes-Picot » qui apparaît périodiquement, qui n’est rien d’autre que le fruit d’une prétendue supériorité morale occidentale pour régler les conflits dans la région au nom de la démocratie et du libéralisme. Cependant, qu’apporterait une redéfinition des frontières de cette zone, si ce n’est un nouveau motif de conflictualité ? Un redécoupage des frontières, bien qu’il semble idéal afin d’associer les limites géographiques aux réalités nationales et religieuses, conduirait vraisemblablement à (ré)ouvrir la boîte de Pandore.

Des combattantes de l'EI dans la province de Salaheddin après l'annonce de l'établissement du califat le 30 juin 2014. AFP/Getty Images

Des combattants de l’EI dans la province de Salaheddin après l’annonce de l’établissement du califat le 30 juin 2014. AFP/Getty Images

La question des frontières est pourtant bien au cœur de l’actualité, en particulier avec la prolifération de l’État Islamique en Syrie et en Irak. Le rétablissement du califat fin juin 2014 et l’effacement des frontières imposées par les Occidentaux entre la Syrie et l’Irak ont témoigné de la volonté du groupe djihadiste d’affirmer sa logique transfrontalière en attaquant des frontières qu’ils jugent artificielles. Et c’est en cela que le contexte actuel reflète l’importance des cent ans des accords Sykes-Picot et des accords qui les ont suivis.

Diplômé de Sciences Po Toulouse. Adepte des phrases sans fin, passionné par la géopolitique et la justice transitionnelle, avec un petit faible pour l'Amérique latine. J'aime autant le sport que la politique et le café que la bière. paul@maze.fr

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