SOCIÉTÉ

Le vent de nouveauté qui glace la politique espagnole

« Si vous nous empêchez de rêver, nous vous empêcherons de dormir ! », ce slogan scandé sur la Puerta del Sol de Madrid durant les émules de 2011 pèse aujourd’hui de tout son poids sur la politique espagnole. Les deux grands partis historiques espagnols, le PP, parti conservateur actuellement au pouvoir, et le PSOE, le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol, ne doivent en effet pas dormir sur leurs deux oreilles depuis les élections générales de décembre 2015 qui mettent le pays dans une impasse politique en proclamant la fin du bipartisme espagnol et l’avènement de jeunes partis alternatifs aux idées nouvelles tels que Podemos et Ciudadanos.

 

Discrédit des grands partis historiques

Les élections générales, équivalent de nos élections législatives françaises, permettent de renouveler le Congrès des députés et le Sénat ; l’enjeu est donc identique et les élections permettent de mesurer le soutien du peuple accordé au gouvernement en place. Or, en décembre 2015, les résultats sont criants : les Espagnols refusent le schéma politique classique qui opposait conservateurs et socialistes et qui s’équilibrait depuis 1982 de manière régulière. Cette volonté de changement intervient à la suite de la crise de 2008 et de la difficulté pour le gouvernement de gérer la situation économique. En effet, le PSOE alors au pouvoir représenté par Zapatero avait assuré qu’il n’effectuerait aucune coupe budgétaire sur les aides sociales mais a du céder devant la pression des marchés et des institutions monétaires. L’Espagne, qui  faisait du secteur immobilier l’un des premiers piliers de son économie, s’écroule alors et le taux de chômage atteint des sommets en frôlant les 25 %, et quasiment les 50 % chez les jeunes.  Zapatero retourne sa veste et précipite ainsi la victoire de la droite en 2011 avec Rajoy (Partido Popular). Celui-ci multiplie les coupes budgétaires et impose une politique d’austérité au pays, plongeant dans la misère les classes moyennes et défavorisées. De nombreux étudiants se voient refuser leurs bourses, et certaines familles sont contraintes de se regrouper en un seul et même foyer pour diminuer le coût de la vie et du logement. Le peuple espagnol étouffant sous les restrictions budgétaires, qui touchent d’ailleurs le secteur culturel en premier lieu, laisse éclater son ras le bol avec le mouvement des Indignados quelques mois après l’élection de Rajoy, en mai 2011.

Podemos, la voix du peuple

Les « indignés » occupent durant plusieurs mois certaines grandes places du pays, notamment la Puerta del Sol de Madrid et s’organisent en différentes commissions pour organiser la vie sur la place jusqu’en juin 2011. Les AG sont au cœur du rassemblement, et  fonctionnent sur le principe de la prise de parole libre et l’écoute de chacun, la discussion étant à la base du rassemblement. Il s’agit de prendre conscience de la situation réelle par le partage des expériences personnelles et de propositions de changements sans volonté de représentation ou d’intégration politique au départ. Ce besoin de se faire entendre par ses concitoyens crie ce sentiment d’être ignoré par le gouvernement qui ne décide aucune politique en adéquation avec la situation réelle de son peuple, en se justifiant par la situation d’urgence dans laquelle se trouve l’économie nationale. Le mouvement des indignados se politise peu à peu et se transforme finalement en parti suite au manifeste Prendre les choses en main : convertir l’indignation en changement politique (Mover ficha : convertir la indignación en cambio político), soutenu par une trentaine de personnalités publiques espagnoles. Ce manifeste revendique le besoin pour le mouvement des indignés de se transformer en véritable parti politique pour enfin pouvoir imposer, à l’échelle européenne, des idées de gauche dans la gestion de la crise économique et adoucir les politiques drastiques mises en place par Zapatero puis Rajoy.

Indignados

Les indignés sur la Puerta del Sol de Madrid en 2011 ©Jaime Garcia

Podemos nait donc des discours des citoyens espagnols lors des AG de la Puerta del Sol, et de cette poussée populaire réclamant une prise en compte réelle du peuple par le gouvernement espagnol. Cette création politique révèle le besoin d’une gauche alternative pour répondre à l’incapacité du PSOE puis du PP à gérer la crise, et la volonté d’une organisation politique pensée différemment, à partir des citoyens pour une véritable démocratie représentative. Podemos prône donc en ce sens un redressement économique non plus à l’aide de coupes budgétaires mais en instaurant un revenu de base pour tous comme cela existe déjà dans plusieurs pays [ à ce propos, lire aussi ], et notamment une redéfinition de la souveraineté espagnole en incluant davantage la population civile dans les grandes décisions politiques via des référendums pour chaque réforme constitutionnelle majeure. Podemos encourage également un accès à la politique pour tous les « gens normaux » selon Pablo Iglésias, leader du parti, et non plus seulement pour les diplômés de grandes écoles administratives ou politiques. A Barcelone par exemple, c’est Ada Colau qui est élue maire aux élections de 2015, elle qui est surtout connue pour son activisme revendiquant un droit au logement durant la crise de 2008 et soutenue par Podemos qui s’était refusé à proposer ses propres listes.

Une nouvelle génération politique espagnole

Les élections générales de décembre 2015 marquent le début d’une transformation politique fondamentale. Les deux grands partis de droite et de gauche (PP et PSOE) marquent un recul considérable par rapport aux résultats de 2011 comme le montre ce schéma comparatif.

Capture

Résultats des élections générales espagnoles de décembre 2015 comparés avec celles de 2011 – Capture d’écran ©El País

Le PP et le PSOE qui prenaient à eux seuls les deux tiers des sièges reculent considérablement en 2015 pour n’occuper qu’une petite moitié des votes face à un Podemos qui commence à s’imposer sur la scène politique nationale. Le PP et le PSOE perdent respectivement 63 et 20 sièges par rapport à 2011, tandis que Podemos obtient 69 sièges. Ciudadanos, parti centriste issu lui aussi de la société civile se définissant comme libéral et progressiste et très attaché à la défense de la Constitution espagnole et la souveraineté nationale, obtient 40 sièges, lui permettant de faire partie des quatre partis majeurs espagnols. Ces résultats démontrent largement le discrédit jeté sur grands partis traditionnels autant à gauche qu’à droite et l’affirmation de partis jeunes et alternatifs qui s’imposent avec autant de légitimité que les partis historiques.

Une paralysie politique dont le Roi doit se mêler

Faute de parti l’emportant la majorité au Parlement, l’Espagne se trouve depuis maintenant plus de cinq mois dans une paralysie politique puisque aucun gouvernement ne peut être constitué. Il s’agit donc pour les quatre formations en question de trouver un terrain d’entente afin de débloquer la situation politique du pays qui doit pour l’instant se passer d’un gouvernement. Or, malgré les négociations et les prétendues concessions, tous les partis se refusent à céder aux exigences des autres malgré la « bonne volonté » apparente, et compliquent ainsi le jeu politique. Seuls le PSOE et Ciudadanos ont réussi à négocier une alliance lors du vote du 2 mars 2016, mais Ciudadanos n’ajoutant que 40 voix à celles des socialistes, la coalition a échoué à atteindre la majorité absolue fixée à 176 voix. Le roi Felipe VI est donc intervenu pour imposer de nouvelles élections générales le 26 juin afin de débloquer la situation. Le gouvernement actuellement en place avec Rajoy à sa tête n’aura donc pu engager aucune réforme importante pendant ces six mois d’attente.

Cette paralysie montre l’incapacité du système politique espagnol à répondre aux attentes nouvelles de son peuple et à sa demande de changement ancrée dans une dynamique de revendications populaires qui se font entendre depuis le 15 mai 2011 à travers le mouvement des Indignados. Situation initiale qui rappelle étrangement les Nuits Debout françaises, qui semblent elles aussi ne pouvoir se faire entendre qu’à travers une formation politique, dans l’espoir – enfin ! – de renouveler le visage de la politique française qui semblent se perpétuer indéfiniment avec les mêmes personnages.

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