CINÉMASOCIÉTÉ

Rencontre avec Ted Hardy-Carnac – “Nous sommes tous des migrants potentiels”

A Paris en 2016, nous avons rencontré Ted Hardy-Carnac, réalisateur de Tunisie 2045, prix de la mise en scène et deuxième prix du public, sur 1056 films, de l’édition 2016 du Nikon Film Festival. Ted Hardy-Carnac nous a montré, en images, ce qu’était « faire un geste », généreux, à la fois humain et politique. Dans son film, ancré dans un futur proche, ce n’est plus en Europe que la crise de l’immigration se situe mais en Tunisie, nouvelle terre d’accueil des réfugiés européens. Les rôles sont donc inversés, et le film nous invite à mesurer la valeur de l’engagement humain ou l’importance de l’humanité que l’on se doit d’engager face à la détresse universelle des hommes.

Ted Hardy-Carnac, est-ce que ton film est une alerte ?

C’est un film qui répond aux dissensions que la question des migrants suscite en Europe. Plus qu’une alerte, c’est un appel à la générosité. Un appel qui se veut universel. Le film soulève un problème intemporel et s’adresse à notre humanité à tous.

Pour autant, est-ce que tout le monde peut s’identifier à la situation du film ? Quels retours as-tu eu des spectateurs ?

De façon générale, la grande majorité des retours que j’ai eus étaient très enthousiastes. Mais il y a aussi eu des retours de gens très hermétiques au film. La plupart des gens se sont identifiés aux personnages, mais quand on pose la question de savoir si tout le monde peut s’identifier, je pense forcément aux contre-exemples. Notamment à une jeune femme que je connais, politiquement très impliquée contre la venue des migrants. Elle ne voyait pas le message humain mais seulement le message politique. Du coup, les a priori qu’elle pouvait avoir sur le sujet faisaient barrière avec le film ; elle ne pouvait pas recevoir le film de façon naïve et innocente et réfléchir après avoir vu le film. Sa réflexion venait en amont du film : en tombant sur un film comme ça, elle a dû se demander « mais qu’est-ce que ça va dire sur les migrants ? » « Est-ce que ça va défendre la cause contre laquelle je combats chaque jour ? » Tu as beau faire le truc le plus universel possible, il n’y a rien que tu puisses faire où tout le monde sera d’accord. Bon après j’espère qu’il y a des gens qui prendront conscience de quelque chose. Je pense qu’on arrivera plus à toucher des gens qui finalement n’ont pas vraiment réfléchi au sujet, qui l’ont vu passer sans se sentir impliqués – finalement tu as beaucoup de gens hermétiques à l’actualité et qui peuvent être pris par une histoire, par un récit et par une identification. Mais parmi les gens qui sont vraiment convaincus politiquement contre l’accueil des migrants, je pense que beaucoup ne vont pas vraiment s’y identifier. Et j’ai un autre exemple : un homme que je connais, très hostile à l’accueil des migrants, me dit, en regardant le film, que c’est une oeuvre qui défend aussi son point de vue. Parce que pour lui, le film défend aussi la position de la tunisienne  – et effectivement, c’était voulu, même très voulu qu’on puisse s’identifier à la tunisienne, mais certainement pas jusqu’à défendre le système qui l’emploie…

En voyant le film, je me suis justement dit qu’il y avait plusieurs identifications possibles. Si nous sommes d’accord pour dire que le personnage principal est la jeune femme tunisienne puisqu’on est face à son dilemme moral du début à la fin, en même temps il y a ce père et cette petite fille. C’est une manière que tu as trouvé de multiplier les points de vues et de ne pas réfléchir seulement sur cette jeune femme tunisienne mais aussi de t’intéresser aux deux autres personnages.

Je suis complètement d’accord avec toi. La petite fille, c’est un point de vue enfantin proche de celui de son père, mais forcément décalé par le fait que c’est une enfant. Mais l’idée avec le père et la jeune femme tunisienne, c’est de pouvoir s’identifier à eux. Bon, à la base c’est un film que j’ai pensé pour un public européen même si en réalité il y a eu un public et un certain succès en Tunisie. Forcément la première chose à laquelle j’ai pensé, c’est que l’européen va s’identifier à l’européen. Ce qui m’intéressait le plus, c’était de retourner la situation actuelle ; c’est le genre de choses qui peut amener une prise de conscience. Elle, le mec lui demande « mettez-moi un tampon » et elle dit « non, je ne peux pas. » Elle est émue mais elle ne peut pas. Elle ne laisse pas parler son humanité, par les actes. Et lui, le père, en tant que migrant est là, et n’a pas trop intérêt à faire des vagues. A un moment, cette jeune femme est en danger. Il décide de la défendre. Et parce qu’il a laissé parler son humanité et qu’elle ne l’a pas laissé parler dans ses actes, le mec se retrouve en danger, celui de retourner dans son pays. Alors forcément, le film, à la fin, se concentre sur elle, sur son émotion. On s’identifie d’abord aux français et ensuite à la jeune femme tunisienne.

Cet homme hostile à l’accueil des migrants, dont j’ai parlé plus tôt, s’est donc dit « oui, c’est triste, mais elle fait son travail ». Et ce n’est pas inintéressant comme réaction, même si ça va à l’encontre du propos du film. Cela veut dire que le film laisse une liberté.

Cela voudrait dire qu’il a manqué un niveau d’identification plus suggéré…

Après le film n’est pas – du moins c’est ce qu’on a essayé de faire – un film qui te dit quoi penser. Il essaye de te donner une opinion mais n’impose rien. Donc sa réaction m’a à la fois effrayé – que ses idées soient confortées par ce film – et d’un autre côté ça m’a aussi un peu rassuré parce que le film n’impose donc rien. Il laisse la place au débat, à la contradiction. Donc à la question est-ce que tout le monde peut s’identifier au film et sous l’éclairage des deux réactions que j’ai pris en exemple – une négative, où la personne était hermétique au propos du film et une positive mais complètement à l’encontre de l’objet du film – je pense que cela dépend énormément du background culturel et idéologique qu’il y a derrière chaque personne.

© 2015 - Tunisie 2045

© 2016 – Tunisie 2045

La dimension humaniste est celle qui ressort le plus du film. Est-ce que ton film est politique ?

Mon film est profondément politique. Pour moi, un film politique ce n’est pas un film qui te dit quoi penser, qui moralise. D’après moi un film politique donne un point de vue et surtout, ouvre un débat. Il n’impose pas une pensée. La nuance est importante. Ici la fin est ouverte. Je connais autant de gens qui m’ont dit qu’elle allait mettre le tampon comme d’autres ont pu dire l’inverse. Ça ne te dit pas ce qu’il faut faire, ça présente un problème politique et ça te donne un point de vue, une façon de voir les choses sur ce problème. Ce n’est pas un film qui te dit “il faut faire ça”, mais un film qui veut t’amener à t’interroger pour savoir si tu ne devrais pas plutôt faire ça.

Alors ton film présente un problème plus politique qu’humain ?

Je pense que la politique est indissociable de l’humain. Le but de la politique, c’est l’être humain, et c’est parce que des gens sont dans la merde, parce qu’il y a un problème humain à régler qu’on va vouloir faire de la politique. Il ne faut jamais oublier que faire de la politique sans plus penser à l’être humain, c’est la vider de son sens. Et je trouve très important de revenir aux individus, aux personnes. La masse, ça ne nous parle pas vraiment. La question à se poser, donc, serait : est-ce que c’est juste, quand on se place au niveau des individus ?

C’est ce que fait ton film en proposant plusieurs identifications différentes. On s’intéresse à l’individualité de chacun des personnages. L’émotion est telle qu’on s’imagine nous-même dans cette situation précise. C’est l’inverse de ce que nous propose la majorité des médias en nous présentant une ”masse” d’informations à laquelle nous restons extérieurs.

C’est pour ça que c’est un film politique. Il ramène une réalité globale à l’échelle des êtres humains. Il y a deux sortes de films faussement politique : ceux qui te disent quoi penser et ceux qui exposent une situation. Montrer un problème de façon purement descriptive, sans aucun point de vue, sans jamais se prononcer, c’est tout sauf politique. Montrer une réalité qui existe ne suffit pas. Par exemple, pour parler des problèmes des réfugiés, il existe un film, Hope de Boris Lojkine, qui montre des gens qui galèrent. S’il y a des choses intéressantes dans le film, il ne se positionne jamais, il n’en dit rien. Evidemment en voyant ça on se dit qu’on pourrait peut-être faire quelque chose pour que ces personnes galèrent moins, mais le film ne prend jamais aucun risque. Il y a une position intermédiaire à trouver à mon avis, entre imposer une idée et juste décrire une situation. La vraie difficulté, c’est de donner un point de vue sur une réalité de façon à permettre et alimenter la réflexion et le débat.

Pourquoi le choix spécifique de la Tunisie ?

La première chose, c’est que s’il y avait une catastrophe en Europe qui poussait les européens à émigrer, ils iraient naturellement dans un des pays les plus proches où les choses se passent bien. Donc le Maghreb se prêtait particulièrement à l’accueil des européens en détresse. De plus, la Tunisie est le seul pays du Printemps arabe à se trouver dans une dynamique positive, malgré toutes les difficultés rencontrées. C’est un pays qui pour moi représente l’espoir d’une transition démocratique réussie. J’aimais imaginer un futur où la Tunisie, encore fragile aujourd’hui, avait réussi à s’installer dans une stabilité démocratique et représentait l’espoir pour les émigrés européens en détresse. Enfin, à titre plus personnel, ma mère est juive tunisienne. Je n’ai jamais été en Tunisie, mais mes origines maternelles sont là-bas.

Était-ce important que ce soit un film d’anticipation, et non une réalité alternative par exemple ?

Mettre ça dans une réalité parallèle aurait été peut-être pris comme de la fantaisie. Or, mettre ça dans le futur – même si 2045 pourrait être 2100 – ça veut dire que cela peut nous arriver : une nouvelle guerre en Europe, le réchauffement climatique pourrait provoquer ça. Ce qui était intéressant aussi, c’était de dire qu’à un moment donné, n’importe quel peuple peut être dans la merde, que les contextes peuvent tout à fait se retourner. Nous sommes tous des migrants potentiels.

Tunisie 2045 pourrait-il trouver sa place dans les écoles ?

Oui, il pourrait y avoir sa place peut-être par sa dimension pédagogique.  Je connais une professeure d’histoire qui souhaitait montrer le film à ses élèves. J’aimerais que mon film fasse l’objet d’un débat, qu’il amène à réfléchir. Une autre idée est importante dans le film, que je n’ai pas évoqué : c’est la désobéissance civile. Le film parle plus d’un problème moral à l’échelle de l’individu qu’à l’échelle d’un système et en ça, j’essaye de montrer qu’en tant qu’individu, on peut réagir. C’était le cas dans la résistance : accueillir des gens alors qu’on n’a pas le droit de le faire, au final cela reste aider un être humain. Aucune loi au monde ne peut t’interdire d’aider un être humain. L’objet du film,  c’est de montrer que dans les démarches administratives, on essaie de déshumaniser les relations, de faire en sorte que ce ne soit pas un être humain devant un autre être humain mais une masse devant un système. A chaque fois, le personnage du père reparle de lui, en tant qu’individu. Elle, fait son travail et répond qu’ils sont des milliers dans cette situation etc. Le film montre qu’il y a un problème majeur  à réduire l’homme à sa fonction, à noyer l’individu dans des considérations générales et techniques. C’est d’ailleurs ce qu’évoque aussi le film La question humaine de Nicolas Klotz. C’est une logique qui, poussée à bout, peut aboutir aux pires extrémités : on peut penser par exemple au procès d’Eichmann, où il se cachait justement derrière un système. Il obéissait aux ordres. Tunisie 2045 est donc aussi un film sur la responsabilité individuelle  : il appelle à l’empathie et à la générosité.

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