SOCIÉTÉ

Censure et liberté d’expression en France

La liberté d’expression est le droit d’avoir sa propre opinion et de l’exprimer que ce soit au niveau politique, religieux, philosophique ou autre. C’est une des libertés fondamentales inscrites dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Elle est restreinte en partie par la loi, qui interdit certains comportements comme la diffamation, la calomnie, l’incitation à la haine, le négationnisme etc. Mais il faut distinguer la dimension juridique de la dimension morale lorsque l’on parle de liberté d’expression. Mis à part les propos condamnables par la loi, peut-on tout dire ? La question est d’autant plus épineuse lorsqu’il s’agit d’un personnage public, qui a des tribunes et dont la voix porte plus ou moins. Ainsi, il y a-t-il une ligne rouge à ne pas franchir ? Les évènements qui ont agité les médias, les politiques et le reste des Français en 2014 et 2015 ont rappelé plus que jamais l’existence et l’importance de cette question dans un pays démocratique comme la France. Les attentats sanglants perpétrés à Charlie Hebdo et dans une épicerie casher ont remis de façon brutale et douloureuse ce débat au centre de toutes les discussions.

Tout d’abord, il y a eu ce que les médias ont appelé « l’affaire Dieudonné ». Rappelons que cet homme a été condamné une dizaine de fois par la justice (mais n’a pas réglé ses amendes). A ce stade, on ne parle plus d’humour noir ou de dérapage mais d’un discours ouvertement antisémite sous couvert d’humour. Juridiquement, il a dépassé la ligne. Et moralement ? Il est proche d’Alain Soral, qui se réclame national-socialiste. Rappelons que c’est la traduction de « nationalsozialismus », qui désigne en allemand l’idéologie du NSDAP (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei), le parti politique d’Hitler. Est-il moralement acceptable que quelqu’un qui se dit humoriste construise l’ensemble de son œuvre autour de la haine d’autrui ? En l’occurrence, des Juifs, et de la Shoah ? Ce n’est pas un sketch ou une vanne, c’est une marque de fabrique. Soi-disant antisystème, c’est un véritable business autour du geste dit de la “quenelle”, un salut nazi inversé, qui a été mis en place. C’est donc clair et limpide, à tous les niveaux la ligne rouge a été dépassée. Certains ont crié à la censure, lorsque des représentations de ses spectacles ont été interdites. Sachant qu’il reste la tribune internet qui est largement exploitée, le personnage continue à s’exprimer malgré tout.

Plus récemment, c’est Éric Zemmour qui a défrayé la chronique. Son livre Le suicide français (Ed. Albin Michel) a connu un très grand succès, et a caracolé en tête des ventes aux côtés du livre de Valérie Trierweiler. Pendant longtemps, il était aimé par les médias, parce qu’il fait augmenter l’audimat, oui, mais aussi car il est le « tac ». Oui, pour une émission, le principe du « tic » et du « tac », un de gauche et un de droite marche très bien. Alors Éric Zemmour campait le rôle du « tac », souvent du réac. La liberté d’expression : un signe que notre démocratie se porte bien ? Parfois il se rapprochait de la limite, mais l’a-t-il franchie ? Il a semblé que oui lorsqu’il a été dit qu’il avait parlé de « déportation » des musulmans français dans un journal italien. Mais c’était une mauvaise traduction, faite par Jean-Luc Mélenchon… La chaîne de télévision I-Tele a suite à cela, décidé de « virer » Éric Zemmour en arrêtant l’émission Ca se dispute dans laquelle il intervenait. Mais la censure n’est pas une bonne solution. En effet, lui qui aime jouer le rôle de la victime, le virer ou critiquer constamment le fait que son livre se vende bien ne fait que le conforter dans sa position de celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Si son livre connaît autant de succès c’est tout de même que les questions qu’il traite doivent être posées et inquiètent vraiment les français. A tous ensuite d’y apporter leurs réponses et de défendre leurs valeurs.

Depuis un moment donc, la France baignait dans une atmosphère quelque peu trouble. Les attentats de janvier 2015 ont été un véritable choc. Entre le 7 et le 9 janvier, Charlie Hebdo, des policiers et des français de confession juive ont été pris pour cibles et dix-sept personnes en tout ont été assassinées. Charlie Hebdo ayant été pris pour cible, la question de la liberté d’expression et de la liberté de la presse ont été remises sur le devant de la scène. En effet, ce sont les caricatures du prophète Mahomet qui ont poussées les frères Kouachi à organiser ce massacre. Pourtant le délit de blasphème n’existe plus en France depuis 1789 (sauf en Alsace-Moselle). Le journal s’est toujours moqué de toutes les religions. Bien que certains de leurs dessins puissent être très choquants pour certains croyants juifs, chrétiens ou musulmans, ils ont le droit de les publier. Personne n’est obligé d’aimer, d’acheter ou de lire quelque chose s’il n’est pas d’accord avec. Mais personne n’a le droit d’assassiner et de remettre en cause la liberté d’expression, une des valeurs fondamentales de notre république, en raison d’un désaccord. Amedy Coulibaly, associé aux deux autres terroristes, s’en est pris aux clients d’une épicerie juive. Après ces évènements tragiques, des actes antimusulmans se sont multipliés. Ainsi beaucoup de débats se sont développés sur la montée de l’antisémitisme, de l’islamophobie, la jeunesse, l’école, la laïcité, les libertés d’expression et de la presse. Le retentissement de ces évènements a été considérable : plus de 4 millions de personnes ont manifesté lors des « Marches républicaines » et 44 chefs d’Etat ont défilé à Paris le 11 janvier, bien que la présence de certains d’entre eux ait semblé pour le moins paradoxale en vue de ce qu’il en est de la liberté d’expression dans leur pays. Mais l’on ne peut pas dire que la République se soit levée comme un seul homme. Tout le monde n’a pas été Charlie. Sur les réseaux sociaux, des messages de protestation, des théories du complot et des apologies du terrorisme se sont multipliés. Et Dieudonné – encore lui – a été condamné pour apologie du terrorisme justement, après avoir dit qu’il se sentait « Charlie Coulibaly ». Et c’est alors que l’idée selon laquelle il y aurait deux poids de mesure a jailli. Mais cette comparaison n’a pas lieu d’être : Dieudonné est hors la loi lorsqu’il fait l’apologie du terrorisme, Charlie Hebdo ne l’est pas en mettant un dessin de Mahomet en une car le délit de blasphème n’existe plus dans notre pays.

v C’est bien aussi qu’il y ait des « réactionnaires », des nostalgiques… C’est tout cela qui fait la démocratie. Non, nous ne vivons pas dans un pays de bien-pensants qui empêchent les autres de donner leur opinion, comme certains l’affirment. Nous ne vivons pas non plus dans un pays où il est toléré que des gens utilisent la liberté d’expression comme une arme, en fassent quelque chose de dangereux pour la société et tentent de convertir les foules à leurs idées en manipulant, trouvant des boucs émissaires et faisant de la haine leur fonds de commerce. Ni qu’ils prennent les armes au sens propre du terme pour tenter d’imposer leur vision des choses et pour empêcher les autres d’user de leur liberté d’expression. Des gens ont été tués parce qu’ils étaient juifs, policiers ou parce qu’ils faisaient des dessins en 2015 et en France. Attention donc à ne pas laisser les limites être dépassées sous prétexte de liberté d’expression, mais à ne pas non plus museler tout ce qui n’est pas conforme à nos valeurs, tant que c’est… légal.

Secrétaire générale de la rédaction du magazine Maze. Provinciale provençale étudiante à Sciences Po Paris. Expatriée à la Missouri School of Journalism pour un an. astrig@maze.fr

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