LITTÉRATURE

« Sporen » – Dire après le silence

Julia Sintzen © éditions Corti
Julia Sintzen © éditions Corti

Dans Sporen, son premier roman publié aux Éditions Corti, Julia Sintzen dit ce qu’il reste d’une guerre et d’un couple, à travers une écriture à la limite de l’asphyxie.

Il faut d’abord parler de cette phrase, celle qui ouvre le livre et ne s’interrompt que six pages plus tard. Une phrase unique, tressée de virgules, un souffle continu où la syntaxe remplace la respiration et retient le récit avant l’étouffement. À l’origine, il y a un « non », un « non » radical qui dure le temps d’une crise. Ce non, c’est celui de Rinske qui refuse de retourner vivre avec son mari, Wim. On y entend le texte respirer avant les personnages : Rinske qui tente de fuir Wim, dans une maison où tout tremble. Cris, verres brisés, sang sur le sol, puis le silence. Cette apnée inaugurale n’est pas un simple effet de style : elle en est la matrice. Écrire à partir d’un manque d’air, donner forme à ce qui cherche encore à respirer.

Les mots de Rinske sont de plus en plus bas, les filles disent Quoi ?, répète encore une fois, elles le disent doucement mais plus rien ne sort, un filet d’air, les filles imaginent des sons, Ecoutez, elles se penchent autour de sa tête, elles se penchent et se taisent, quelque chose qui s’évapore, elles imaginent, elles peuplent les vides, Est-ce que tu voulais dire ?, tu veux boire, tu veux manger, tu as froid, tu as ?, elles tissent le langage autour de Rinske qui ne bouge pas, leurs mains s’activent, la couvrent, I’hydratent, non ce n’est pas ça, Est-ce que tu voulais ça ?, les yeux de Rinske clignent, sa bouche reste entrouverte, elle respire, qui, l’air entre et sort, les mots se retirent loin, trop loin, qui s’en souvient ?, Essaye d’articuler, tu voulais dire, dire quoi, les lèvres ne savent plus, elles s’ouvrent et se ferment, les filles se souviennent comment elle aimait rire, ses lèvres se ferment et s’ouvrent, elles ne savent plus dessiner, plus onduler, elles tremblent et brillent, tout finit par s’éteindre dans la bouche.

Sporen – Julia Sintzen

On pourrait croire à un roman sur les violences conjugales. C’est plus complexe. Sporen (« traces », en néerlandais) s’intéresse moins à l’acte qu’à l’après, à ce qu’il reste une fois la crise passée. Roman de la sédimentation, il dépose sur chaque phrase une pellicule de mémoire, fine et tenace.

Tordre le langage

Le décor est celui des Pays-Bas de l’immédiat après-guerre. Wim revient du front indonésien, blessé à l’aine, marqué d’une cicatrice qui « gratte quand l’orage approche ». Rinske, elle, tente de reprendre le cours des jours. La guerre s’est déplacée dans la maison, dans la langue. Sintzen n’en fait pas un récit psychologique : elle écrit depuis la matière du verbe, ses fractures, sa résistance à dire. Sporen accueille entre ses pages trois langues — le néerlandais, le limbourgeois et le français — qui dessinent les contours d’un espace d’entrechocs où la communication échoue souvent. La langue devient un champ de tension, un lieu d’effleurements et de ruptures.

Julia Sintzen revendique un ancrage familial. Les « sterke verhalen », ces histoires « fortes » racontées par sa mère et ses tantes en limbourgeois, nourrissent son imaginaire. Mais Sporen n’a rien d’une autofiction : il ne s’agit pas de raconter sa famille, mais d’écrire depuis elle. Ici, la mémoire est une matière vivante, qui persiste en se transformant. Chaque chapitre avance par couches successives, par ressassement, comme si le texte cherchait à retrouver une parole enfouie.

(…) Nee nee nee nee nee, Rinske ne peut plus s’arrêter, et c’est ce qui lui fait le plus peur à lui, il pensait que le pire, c’était son silence, nee nee nee nee, elle ne s’arrête plus, il tourne la tête, il hurle là-haut aux filles, Gut d’r dokter hohle !, et il hurle pour couvrir le son de la voix de Rinske, le son de sa voix, mais ce n’est pas vraiment sa voix, pas vraiment ses yeux, pas vraiment sa voix, quelque chose s’est réveillé, une chose obscure qui souffle Nee nee nee, et elle recommence à taper des pieds, à gratter le sol de ses mains, elle creuse dans le fatras accumulé, ses mains dans le verre, dans le papier, dans la poussière, elle s’agite et il crie Vite !, et rien n’arrête Rinske, tous ses non fondus en un seul, infini.

Sporen – Julia Sintzen

L’écriture de Sintzen est physique, presque organique. Elle travaille par strates, dit-elle, et cela se sent. Les phrases s’étirent, se contractent, varient de tempo comme si elles tentaient de retrouver le souffle perdu de ses personnages. Il y a dans cette prose un sens du rythme rare, une musicalité sèche, tendue, qui refuse toute facilité. En moins de cent pages, la cohérence entre fond et forme impressionne : Sporen parle de cicatrices, et sa phrase en porte la marque ; il parle d’impossibilité, et sa syntaxe en devient la matière même. Aucune explication psychologique, aucune reconstitution historique ne viennent obstruer la beauté des résidus, la persistance d’un rythme.

Avec Sporen, Julia Sintzen signe un premier livre d’une maîtrise rare, exigeant et dépouillé. Une entrée en littérature qui, loin du manifeste ou de la démonstration, impose déjà une présence singulière. À la fin, il reste l’impression unique d’avoir entendu une langue respirer, haletante, fragile, et d’avoir assisté à sa tentative pour tenir debout.

Sporen de Julia Sintzen, édition Corti, 112 pages, 16.5 €

You may also like

More in LITTÉRATURE