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Rencontre avec Blanche Sabbah : « La bataille culturelle, c’est essayer d’imposer un changement de paradigme »

Portrait Blanche Sabbah © Chloé Vollmer-Lo
Portrait Blanche Sabbah © Chloé Vollmer-Lo

Militante écologiste et féministe, Blanche Sabbah signe avec son essai La bataille culturelle une réflexion sur la montée du fascisme en France et les moyens de la contrecarrer. Optimiste mais lucide, elle propose des outils concrets pour s’engager et gagner ce qu’elle nomme la bataille culturelle.

Et si nous opposions à la morosité et aux discours populistes ambiants une joie fière et forte ? C’est le pari que fait l’autrice de bandes dessinées Blanche Sabbah dans son revigorant essai La Bataille culturelle. L’autrice de Mythes et meufs et créatrice du compte Instagram La nuit remue Paris, dresse des perspectives optimistes et remet quelques pendules à l’heure. Pour faire reculer le fascisme et continuer de mener des combats progressistes, rien de tel, selon elle, que de mener une bataille culturelle. Rencontre.

Pourquoi avoir préféré écrire un essai plutôt qu’une bande dessinée ?

La bataille culturelle est un peu à cheval entre un essai et une bande dessinée, puisqu’il y a des petites parties de BD. Je voulais développer ma pensée comme je le fais sur mes réseaux sociaux, mais en ayant la place de le faire. Je souhaitais faire quelque chose qui s’inscrit dans le temps long et qui ne soit pas dans l’immédiateté de la réaction, de la section commentaire et de l’éphémère, où dès qu’il y a eu un buzz, c’est ensuite remplacé par le contenu suivant. Sur les réseaux sociaux, c’est assez difficile d’archiver ou de pouvoir retrouver du contenu ancien.

La bande dessinée a été un point de départ : chaque petit strip qui ouvre chaque chapitre est une BD qui a précédé le texte. J’avais envie de les développer par écrit. Le strip se prêtait bien à une introduction percutante en s’appuyant sur des ressorts comme l’humour ou l’émotion. Ensuite, pour aller plus loin dans la réflexion et dans la citation d’exemple, je trouvais que le texte était plus adapté.

Au début du livre vous écrivez : « La bataille culturelle est tout ce qui permet de construire un discours dissident de l’idéologie conservatrice hégémonique. » Qu’entendez-vous par là ?

La bataille culturelle, c’est essayer de contrecarrer le récit dominant auquel on est confronté en permanence dans notre société aujourd’hui. Ce récit est conservateur bourgeois, capitaliste, sexiste et il n’y a pas beaucoup de contre-discours et d’échos dissidents. Ce que je nomme la bataille culturelle, c’est essayer d’imposer un changement de paradigme, une autre manière de voir la société et donc à terme une autre manière de faire société. Pour cela, je liste de nombreuses stratégies : ça peut se manifester par de la désobéissance civile ou la création d’associations. C’est aussi, et surtout par le récit, les fictions – qui ont une place très importante dans mon essai -, que la bataille culturelle aura lieu. Les discours médiatiques grâce aux médias indépendants notamment ont aussi leur rôle à jouer. Je donne de nombreuses pistes.

Et comment toucher des cercles à priori éloignés du militantisme ?

Je compte sur un réseau de libraires engagés pour parler à différents publics. Ce que je trouve chouette avec la BD et les essais notamment, c’est que ça intègre le foyer souvent par le biais des jeunes générations ou des femmes et des filles. Les livres restent dans le salon, sur la table et la table basse, et ils sont lus par d’autres personnes. Ça essaime de temps en temps comme ça.

Récemment, j’avais une discussion avec des artistes musiciens qui me disaient qu’ils ne savaient pas trop à quoi ça servait de prêcher un discours progressiste dans leurs concerts parce qu’ils étaient déjà estampillés comme un groupe aux discours progressistes. Selon eux, ils prêchaient auprès de convaincus. C’est oublier que les gens qui se rendent à ces concerts font partie d’une famille dans lesquelles je suis persuadée que tout le monde ne pense pas exactement pareil que eux et elles. Je pense que donner des arguments à des gens qui ensuite feront partie de cercles différents auxquels nous, artistes engagés, on a peut-être pas accès, c’est aussi une stratégie.

C’est d’ailleurs pour ça que vous citez des blockbusters qui ont participé à cette bataille culturelle et à bousculer les consciences comme Dune ou Titanic à une grande échelle. L’art est un moyen d’avoir un impact large et positif.

Complètement.

Qu’est-ce que la vie militante vous a apporté de plus joyeux  ?

L’esprit de communauté je pense. Le fait de se rendre compte qu’on n’est pas tout seul. C’est hyper hégémonique aussi, d’être de plus en plus individualiste et isolé. Quand on a l’impression que le monde part en vrille et que tout le monde s’en accommode, on peut se sentir très seul·es et se dire : « mais attendez, y a que moi que ça terrifie, y a que moi qui suis paniqué·e et qui trouve que ce qui se passe n’est pas normal ? » Quand on rejoint des structures collectives on se rend compte que ce n’est pas le cas. On a été beaucoup fragmenté et isolé. Lorsqu’on est ensemble, on se rend compte qu’on est fort·es, puissant·es, nombreux·ses, avec des perspectives d’avenir et d’espoir. Ce que le militantisme m’a apporté de plus joyeux c’est ça : me rendre compte que je n’étais pas toute seule et trouver des moyens de faire front ensemble.

Vous parlez de l’ultra individualisme des luttes qui pèse sur chacun·e et reprend les codes ultra-libéraux du capitalisme. Comment fait-on cette bascule de l’individuel vers le collectif ?

En renouant avec le lien dans la vraie vie. Ça n’est pas moi qui vais dire que les réseaux sociaux ne sont pas un bon espace pour militer parce que ça m’a énormément appris et que c’est un de mes moyens de militer de prédilection. Pour autant je pense que ça doit être allié à de l’interpersonnel sur le terrain. Quand je parle de terrain ça peut être simplement aller à une assemblée générale ou à un groupe de parole. Cela peut aussi être le fait de lancer un book club féministe. Il faut recréer du lien entre nous et apprendre à faire des compromis et des alliances avec les gens avec qui on a envie de faire front commun, plutôt que de se terrer dans une recherche de perfection individuelle.

C’est ça pour moi l’écueil de l’individualisme appliqué au militantisme. On a l’impression qu’il y n’a qu’une seule bonne manière de faire, qu’un seul bon vocabulaire à accepter et on érige des figures de proue qui, si jamais elles dérogent à l’éthique militante dominante, sont tout de suite vouées aux gémonies. C’est de l’hégémonie culturelle militante. Je suis contre l’hégémonie, je suis pour la diversité, pour la pluralité des manières de faire, des discours, des dialogues. On peut contrer cet ultra individualisme et cet isolement en renouant avec le réel et en apprenant à faire des alliances en se fixant des objectifs communs.

© Blanche Sabbah
Vous soutenez : « Il m’apparaît urgent de réinvestir le bonheur et d’érotiser nos futurs. » Comment inspirer de la joie et remobiliser le moral des troupes pour filer la métaphore de la bataille ?

Déjà en se convaincant que c’est possible et qu’on peut y arriver. Il faut arrêter les discours défaitistes qui partent du principe que c’est peine perdue. C’est le discours le plus démobilisateur du monde. Il faut au contraire se dire qu’on va gagner avec des objectifs et des moyens d’action, des stratégies. On est puissant·es, organisé·es, très nombreux·ses, et très motivé·es. C’est une première piste. Rosa Luxembourg disait que « la veille des révolutions, tout le monde dit qu’elles sont impossibles, et le lendemain tout le monde dit qu’elles étaient inévitables ». Dédaigner la motivation comme si elle était naïve, c’est vraiment très présent dans les milieux progressistes, qu’il s’agisse des milieux militants comme de la sphère politique. C’est un peu trop facile.

Vous citez d’ailleurs de nombreuses mobilisations joyeuses dans La bataille culturelle.

Oui je cite des mobilisations qui ont fait le pari de s’appuyer sur la joie et qui ont été victorieuses, notamment la mobilisation pour le mariage pour toustes. C’est l’imaginaire propre à la Pride qui avait été repris, avec des couleurs partout, des paillettes, des slogans, un humour hyper grinçant et subtil, plein d’autodérision et d’attaques bien vues. Être pour le mariage pour toustes c’était être du côté de la joie, de la jeunesse, de l’amour, de la modernité. C’était vouloir faire famille autrement, vouloir faire différemment.

Pendant les manifestations, il y avait aussi ces affiches sur lesquelles on pouvait lire que le mariage pour toustes était possible « aux Pays-Bas depuis 2001 », « en Espagne depuis 2005 ». En réaction on se demandait pourquoi la France était à la traîne, archaïque. Je trouve que cette ligne de communication était très puissante parce qu’on avait l’impression d’être un vieux réac si on était pas dans les marches. Et de fait la manif pour tous qui s’est constituée en réaction à la loi Taubira est devenue un espèce de rassemblement de vieux réac. Au début ils étaient contre le mariage pour toustes et ensuite ils se sont radicalisés jusqu’à être anti-avortement et anti-féministe. Ça les a un peu forcés à sortir du bois.

Vous insistez aussi sur l’importante de parler de reproduction sociale et de déterminisme tout en donnant des perspectives de sortie.

Il faut parler de reproduction sociale et de déterminisme parce qu’il faut qu’on comprenne collectivement que les problèmes sont structurels. C’est très important de le dire et de le savoir, mais en contrepoids il faut aussi dire que ces inégalités peuvent être contrecarrées. Parce que si on dit juste qu’il y a du déterminisme social, de la reproduction des structures et des inégalités, ce qu’on dit grosso modo c’est : « vous avez perdu à la loterie de la vie, c’est foutu pour vous, c’est raté ». Ce n’est pas du tout mobilisant au contraire. C’est aussi très essentialisant. Je n’imagine même pas recevoir ce discours là.

Et donc on fait quoi ? L’idée est de comprendre qu’il y a des problèmes qui sont structurels, mais que les structures peuvent être contrées. On peut mener cette bataille culturelle et structurelle. On peut faire quelque chose ensemble pour aller à l’encontre de cette réalité. Il ne s’agit pas de nier la réalité mais de donner des perspectives.

Enfin, est-ce que vous auriez une œuvre ou un podcast que vous souhaiteriez conseiller à nos lecteur·ices ?

J’ai lu l’essai Privilèges de Alice de Rochechouart qui est très stylé et transversal. Le livre donne de nombreuses pistes qu’on peut entreprendre et rejoint certains des sujets dont je parle comme l’individualisation des luttes et le fait de renoncer à ses privilèges. Elle montre bien que le fait de renoncer à ses privilèges individuellement a très vite ses limites et elle le dénonce. Je conseille aussi le nouveau podcast d’Arte radio mené par Victoire Tuaillon qui s’appelle « Et parfois on gagne ». Il dresse un historique des luttes victorieuses.

La bataille culturelle par Blanche Sabbah, éditions Casterman, 160 p., 12€.

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