LITTÉRATURE

« Comment torpiller l’écriture des femmes » – Une liberté à soi

© Editions La Découverte
© Editions La Découverte

Publié en 1983, Comment torpiller l’écriture des femmes de Joanna Russ analyse les stratégies d’effacement des autrices des canons littéraires. Les éditions La Découverte en proposent pour la première fois une traduction en langue française.

Dans le deuxième tome de ses mémoires, bell hooks (1952-2021) fait part d’une découverte qui l’a à la fois libérée et encouragée dans sa carrière d’autrice, convaincue qu’elle « pourrai[t] écrire une œuvre à la fois propre à [s]on expérience de femme noire du Sud et ancrée dans différents lieux et perspectives » :

Dans son cours sur la poésie contemporaine, l’inspirante Diane Middlebrook, […] nous a distribué une série de poèmes imprimés sur lesquels ne figurait aucun nom. Son cours consistait à étudier le propos et le style d’écriture pour voir s’il était possible de déterminer le genre de l’auteurice à partir de ces seuls éléments. L’expérience a montré que cela n’avait rien d’une évidence. […] Dianne Middlebrook venait de nous prouver que les biais et stéréotypes sexistes, si souvent présentés par d’autres professeurs comme des faits, n’avaient aucun fondement dans la réalité.

bell hooks, Rouge feu

À la même époque – les années 1970 -, Joanna Russ (1937-2011) s’interroge sur les mêmes stéréotypes sexistes qui, selon elle, freinent ou annihilent l’accès des femmes à l’écriture. Lorsque son livre paraît, Russ n’en est pas à son coup d’essai. Elle a publié en 1975,The Female Man, livre de SF dans lequel les hommes ont disparu. Le roman a été grossièrement traduit en français sous le titre L’Autre moitié de l’homme à sa sortie initiale en 1977. Anecdotique ? Pas si l’on prend en compte la misogynie inconsciente de la traduction. En 2023 une nouvelle traduction a paru : L’Humanité-femme.

Ce sont tous ces stéréotypes sexistes, et plus précisément, les méthodes d’empêchement plus ou moins grossières, plus ou moins insidieuses que dénonce Joanna Russ dans Comment torpiller l’écriture des femmes (How to Supress Women’s Writing). Traduit pour la première fois en langue française – quelques quarante années après sa publication originale -, le livre permet de mesurer les changements opérés depuis, tout en soulignant certaines immuabilités.

Le discours de la méthode

Écrivaine féministe lesbienne, enseignante à l’Université, Joanna Russ a longtemps correspondu avec entre autres Ursula K. Le Guin, Monique Wittig, Dorothy Allison, et Adrienne Rich comme le montre le recueil L’Exoplanète féministe. Avec Comment torpiller l’écriture des femmes, Joanna Russ s’interroge : est-ce qu’en prenant en compte toutes les étapes de la vie d’un livre – de son écriture à son entrée dans le canon littéraire -, les autrices sont traitées de manière égale que leurs homologues masculins ? Sans surprise, elle répond par la négative et expose en onze points les stratégies mises en place pour cela.

À la sueur de leur front, à grand renfort d’audace et de système D, les « mauvais » groupes (en termes de genre, de couleur de peau, de classe sociale) parviennent parfois à se faufiler entre les multiples interdictions informelles qui leur sont imposées et à créer quelque chose qui correspond aux « bonnes » valeurs : de l’art.

Joanna Russ, Comment torpiller l’écriture des femmes

Comment torpiller l’écriture des femmes est parfois construit comme un miroir ou une sorte de réactivation de l’essai A Room of one’s own de Virginia Woolf qu’elle cite abondamment – pour s’y référer mais aussi pour mieux s’en détacher. C’est d’ailleurs à un corpus anglophone du XIX e et du XX e siècles que Joanna Russ circonscrit son analyse. Passant d’exemples célèbres à des noms d’autrices oubliées, l’essayiste martèle son propos avec force. Qui a voulu faire croire qu’Emily Dickinson ne lisait pas ses contemporaines ? Pourquoi les sœurs Brontë ont-elles dû recourir à des pseudonymes masculins ? Comment se fait-il qu’il soit si difficile de trouver en vente les livres de certaines autrices ? Pourquoi se faire une place en tant qu’autrice de SF est-il si laborieux ?

Comment torpiller l’écriture des femmes est une mine d’informations et de réflexions. Joanna Russ invite son lectorat a constamment affuter son sens critique et à interroger ses biais. Ce qu’elle ne manque pas de faire elle-même à la fin du livre. Elle se rend en effet compte que son corpus comprend majoritairement des femmes Blanches. Invisibilisant ainsi tout un pan de la littérature. Un biais analysé deux ans plus tôt, en 1981, par bell hooks :

[P]arler de race et de classe ne servait pas les intérêts des féministes blanches des classes moyennes et supérieures. C’est pourquoi une grande partie de la littérature féministe, bien qu’elle offre des informations importantes concernant les expériences des femmes, est à la fois raciste et sexiste par son contenu.

belle hooks, Ne suis-je pas une femme ? Femmes noires et féminismes

Comment torpiller l’écriture des femmes de Joanna Russ, traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Hermellin, 216 p., 19 €

You may also like

More in LITTÉRATURE