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ANNECY 2025 – Rencontre avec Félix Dufour-Laperrière : « Je suis très attaché au principe du soin. Mais il faut aussi trouver des façons d’établir des rapports de force »

© Fabrice Gaëtan

Présenté en sélection officielle à Annecy, et à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, La Mort n’existe pas est un film d’une grande richesse, aussi bien visuelle que politique.

Après un attentat raté contre de riches propriétaires, Hélène laisse tomber ses camarades de lutte, tous·tes mort·e·s au nom de leurs idéaux. Mais sous l’égide de Manon, amie et camarade, Hélène se voit offrir une deuxième chance. Dans un monde aux allures de conte, la jeune femme doit repenser ses choix. La Mort n’existe pas est un film aux partis pris esthétiques et politiques tranchés, parcouru de contradictions. Nous avons pu rencontrer son réalisateur, Félix Dufour-Lapperrière, pour discuter amitié, amour, action directe, violence et soin.

J’ai vu La Mort n’existe pas au Festival de Cannes, alors unique film d’animation sélectionné à la Quinzaine des cinéastes. Nous nous rencontrons aujourd’hui au Festival du film d’animation d’Annecy. Ce sont donc deux contextes très différents. Quelles sont les différences que vous avez pu ressentir ?

À Annecy, le public est très connaisseur. La plupart des spectateur·ice·s connait le mécanisme de fabrication du film, est attentive à la qualité de la fabrication, aux choix techniques et graphiques. C’est aussi un public qui aime rire. Pour le coup, le film n’est pas très drôle. Mais c’est un public qui est assez réceptif à des propositions qui sont résolument animées, et issues de la culture de l’image animée. Avec une mise en scène vraiment ancrée dans le cinéma d’animation, dans le court métrage d’auteur, et redéployée dans une forme longue.

Le contexte cannois est très différent. Ce qui était très agréable dans cette expérience, c’était de franchir le seuil. Il y a en effet peu de films d’animation en lice à Cannes. Et encore moins de films d’animation qui ne sont pas pour la famille. Rares sont les films d’animation, à Cannes, qui ont des partis pris graphiques et politiques tranchés comme cela. On a donc franchi plusieurs seuils, et ne serait-ce que pour cela, c’était une expérience très joyeuse.

Avez-vous perçu une différence de réception  ?

La réception était polarisée dans les deux festivals. C’est un film qui n’est pas construit pour faire consensus. Mais j’assume le fait que ce soit un film de paradoxes. Ces paradoxes, ce sont les miens. Certains y trouvent leur compte. Je suis un père de famille de 43 ans, et c’est un film que j’ai construit à partir du point où j’en suis dans ma vie. Mais je l’ai aussi fait en pensant au jeune homme que j’étais quand j’avais l’âge des protagonistes. Soit environ 25 ans. Et j’ai vraiment essayé d’y mettre quelque chose pour les spectateur·ice·s qui ont cet âge-là.

Photogramme tiré de La Mort n'existe pas
© UFO

Je voulais revenir sur cette question des contradictions qui traversent vos personnages, et donc votre film. Il est beaucoup question d’amour dans La Mort n’existe pas, mais aussi d’amitié. Est-ce que pour vous, l’amour, et plus largement les relations d’interdépendance entre individus, sont des freins à l’engagement politique  ?

C’est paradoxal. C’est à la fois un frein, mais aussi la condition de l’engagement politique pour moi. C’est-à-dire que cela se nourrit. Pour moi, c’est parce qu’on aime les gens spécifiquement, qu’on aime le monde, et que l’on souhaite qu’il soit décent et habitable. C’est par les relations et les liens, et en les honorant, qu’on se rend disponible au monde.

Après, moi, je vis cela très concrètement. Je suis moins militant que quand j’étais plus jeune. Quand je n’avais pas de travail et que je n’avais pas deux enfants. Il faut que je les aime, que je les protège, que je les éduque, que je leur fasse des sandwichs. Et j’ai des films à faire. Donc je suis toujours engagé, mais j’ai moins d’espace dans ma vie pour concrétiser cet engagement. Je le fais en partie dans mes films, mais cela ne remplace pas l’engagement concret. Cela ne remplace pas l’engagement de celleux qui font des sacrifices de leur temps, de leur confort, de leur vie.

Dans le film d’ailleurs, le paradoxe que vit Hélène, c’est qu’elle ne renonce pas à son engagement. Parce qu’en fait elle y retourne, et y va à fond. Entre autres, par amitié et par amour. Mais pas seulement.

La Mort n’existe pas ne prend pas ses spectateur·ice·s de haut. Notamment grâce à cette phrase de fin : «  Prendre une part modeste, mais entière  ». J’ai l’impression que ces mots invitent à reconsidérer l’échelle de notre engagement, entre amitié, vie personnelle et engagement absolu dans la lutte. Les idéaux de jeunesse sont-ils trop grands  ?

Je crois que ce sont des espaces qui sont complémentaires, mais pas suffisants séparément. La radicalité n’est pas suffisante, car il faut du soin. À certains égards, l’amitié et l’amour sont révolutionnaires dans le sens où cela protège la vie, la rend possible. C’est ça la vie  : être avec des gens qu’on aime, lire des livres et manger des sandwichs. Je caricature évidemment. Mais ça y ressemble.

Mais surtout, il faut pouvoir avoir accès à tout cela. Il faut que cela soit possible. Que le contexte social, culturel, humain, et politique, le permette. Alors tout cela a des exigences. Je suis très attaché au principe du soin, et à son importance. Mais je crois aussi qu’il faut trouver des façons d’établir des rapports de force. Sinon on va se faire manger.

Photogramme tiré de La Mort n'existe pas
© UFO

Il faut donc trouver des points d’ancrage et assumer certaines exigences qui leur incombent, mais qui ne sont donc pour vous pas des renoncements.

Ah non ! Et puis c’est le paradoxe des liens. Quand on les honore, on est à la fois lié·e·s, mais on se libère. C’est en honorant ces relations-là qu’on est libres. Très concrètement, en tant que père de famille, quand mes deux enfants sont bien, heureux – et ce n’est pas juste la sécurité –, je me sens invulnérable, je suis libre.

Et le film essaye d’explorer ces aspects-là. C’est aussi un conte tragique pour moi. Il y a quelque chose d’exacerbé dans l’intensité du conte qui permet aussi le fantastique. On peut aussi l’interpréter à différents degrés d’intensité. Au niveau du collectif, de l’intime, de la loyauté, de l’engagement.

J’ai pris la mécanique de l’attentat terroriste, d’un geste d’une radicalité extrême pour poser une vraie question  : celle de la limite. Quand est-ce que l’on dit que c’est assez  ? C’est-à-dire, à la fois dans la situation à laquelle on veut et va répondre. Et puis aussi, où notre réponse s’arrêtera-t-elle  ?

Vous parlez de limites à l’engagement et à l’action directe, et j’aimerais revenir sur leur point de départ. La colère – souvent décrédibilisée par le récit médiatique hégémonique – est-elle pour vous une émotion qui peut mener à un engagement politique qui a du sens  ?

La colère, pour moi, est hautement légitime. Comment ne pas être en colère devant l’état du monde  ? En ce moment, à Los Angeles, il y a des émeutes, car on arrête les ami·e·s, les amoureux·ses, les voisin·e·s, de celleux qui se mobilisent. C’est normal, c’est sain d’être en colère contre toute une partie du réel et de l’état du monde. L’enjeu, c’est de trouver le chemin, trouver comment canaliser cette colère, mais sans l’éteindre. Car vous voyez, il y a toujours ces voix selon lesquelles il y aurait toujours des voies de sortie simples et rationnelles à la colère. Alors même qu’il y a des massacres en cours ! Il n’y a que la colère qui puisse permettre de gérer ça.

C’est pour cela que vous pris le parti de montrer une scène de violence – celle de l’attentat – de façon très graphique  ?

Cela me semblait important de ne pas éluder la violence car le film en parle. Il fallait donc en montrer les conséquences concrètes pour celleux qui la subissent, et pour celleux qui la commettent. Mais je ne voulais pas en faire un spectacle. Donc cette séquence est assez crue. Elle n’est pas supposée être agréable, car la violence ne l’est pas.

C’est une scène qui a été très exigeante car la mise en scène est très compliquée. Il y a beaucoup de personnages et de mouvement. Et dans l’animation, tout ce qui bouge coûte cher. J’ai dû la voir des milliers de fois  !

On a fait le choix très réfléchi d’être très sec dans le son. Ils ne sont pas réverbérés, c’est un peu malaisant. Je voulais en montrer le caractère disruptif et brutal. Et la scène est répétée aussi, avec un changement de point de vue. Les décisions et les conséquences changent aussi.

L’architecture sonore a dû vous demander un travail important.

On a beaucoup travaillé en intensités et en densités. L’espace fantastique permet de déployer beaucoup de choses. En même temps, on voulait conserver une certaine intimité pour certaines séquences. Il y a donc beaucoup de modulations, à la fois en volume, mais aussi en densité d’éléments. Parfois, il y a beaucoup de choses, et puis parfois il y en a peu. C’est un film déambulatoire.

Photogramme tiré de La Mort n'existe pas
© UFO

La Mort n’existe pas est un conte riche en symboles. Pouvez-vous nous en dire un peu plus  ?

Il y a beaucoup de symboles, et c’est voulu. Il y a les statues du palais, qui sont à la fois le caractère fixe mais pérenne, versus le caractère vivant, mobile, mais fragile de la vie. Mais il y a aussi le principe d’autorité sur ce qui est choisi comme pose par les propriétaires, qui sera vu, et durable. C’est pour cela que ces très riches propriétaires ont une verrière, très rationnelle et capitaliste à l’intérieur, et qu’ils ont choisi des poses fixes. Ce sont des portions de la vie qu’ils vont figer dans cet espace-là. Et c’est cela qu’attaque la bande de jeunes.

Ensuite, les animaux sont l’incarnation des enjeux de ce qui est discuté dans le film. Le colibri est un animal précieux, évanescent. À la fois magnifique et très fragile. On échange les rôles entre la proie et le prédateur. Il y a des échanges circulaires. Il y aussi des échanges des souffles. Hélène prend celui du coyote et le redonne à la brebis. Pour la vie, il faut du mouvement. Et le mouvement a un coût.

La Mort n’existe pas, sortie prévue le 1er octobre 2025.

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