EN COMPÉTITION – Habitué des sélections cannoises (Quinzaine des cinéastes 2010, Semaine de la critique 2016, Un certain regard 2019), Óliver Laxe, réalisateur franco-espagnol, faisait cette année son entrée en compétition officielle avec Sirat. Une première largement réussie, qui aura profondément marqué la Croisette.
Au cœur du désert marocain, des hommes et des femmes portent et assemblent de gros caissons noirs. Rapidement, un mur s’élève au milieu de cet espace qui semble sans limites. Il s’agit d’un sound-system, soit d’un matériel de sonorisation mobile, utilisé dans les free-party. Long de trente minutes, le prologue de Sirat plonge le·la spectateur·ice dans une expérience sensorielle rare. Les kicks organiques propulsés par les caissons traversent aussi bien les corps des ravers que ceux des spectateur·ice·s.
On le comprend bien vite, au milieu de ce nulle part que constitue le désert marocain, ce ne sera ni le temps, ni l’espace, qui définiront les limites du film, mais bien les ondes par lesquelles se propagent la musique.
Sélectionné en compétition officielle, Sirat détonne. Les free-party, illégales pour la plupart, et organisées selon le modèle politique de l’autogestion, ne semblent, au premier abord, pas très Cannes-friendly. En s’attachant à la figure du raver, que d’aucuns, sur la Croisette ou ailleurs, nomment, avec dédain et dégoût, « zadiste », « marginal », ou encore « parasite », Óliver Laxe marchait sur un fil. Ou plutôt, sur un pont, le Sirat de l’Islam, « aussi fin qu’un cheveu, et aussi tranchant qu’une épée ».
Transe politique
Ce numéro d’équilibriste, le réalisateur le relève à merveille. Car Sirat est un film qui sent la clope, la sueur et l’essence. La poussière et la bière collent aux vêtements. Et la caméra du chef-op, Mauro Herce, circule entre des corps rarement, si ce n’est jamais, représentés au cinéma. Sans mélodie, tout part des pieds, sous l’impulsion des kicks gras des caissons. Ensuite, ça remonte vers le bassin, pour terminer tout en haut : les épaules, le cou, la tête.
Ces trente premières minutes sont déterminantes, mais pas définitives. Óliver Laxe convie le·la spectateur·ice à suivre le lâcher prise de ces corps hétérogènes, qui sont l’enveloppe de vies aux origines et parcours si différents, mais qui s’agitent, sautent, et parfois dansent, des heures, voire des jours durant. La culture des free est une utopie : tous·tes ensemble devant les caissons. Pas égaux, mais interdépendant·e·s au sein d’une communauté autogérée.
Bifurcations
Si ces trente premières minutes ne sont pas décisives, c’est que très vite, une seconde couche sonore vient se mêler à celle du sound-system. Il s’agit des voix de Luis (Sergi Lopez), et son fils, Estéban (Bruno Núñez), à la recherche de Mar, la fille du premier, et donc la sœur du second. Celle-ci a disparu depuis des mois, et il se pourrait qu’elle se trouve dans cette free. Mais c’est une fausse piste.
Très vite, alors, le duo suit un groupe de ravers – tous·tes acteur·ice·s non professionnel·le·s, et familiers des free-party – vers une autre fête, plus loin, plus secrète, à la frontière de la Mauritanie. Le chemin sera long et périlleux. Mais Estéban incite son père de les suivre. S’engage alors une traversée du désert qui viendra questionner les limites de chacun·e, et du groupe.
Une fois le prologue passé, Sirat pose une question claire. Quand tout s’effondre autour de nous, que reste-t-il sinon les liens de solidarité qui unissent celles et ceux dont l’existence ne tend que vers un seul but : celui de continuer à créer du commun ?
Traversée du désert
Cela, Óliver Laxe l’a bien compris. Sur fond de troisième guerre mondiale – matérialisée par de brèves incursions radiophoniques – le réalisateur prend le contre-pied du sens assigné à l’expression « traversée du désert ». Si le sens commun et le sens « sauce Laxe » s’accordent sur le fait que celle-ci qualifie une période difficile, voire douloureuse, de la vie d’un individu, la traversée du désert de Sirat bifurque à l’endroit de ses modalités d’exécution.
Le film reprend à son compte cette expression pour lui conférer une épaisseur nouvelle. Aussi difficile et éprouvante soit-elle – l’on n’en dira pas plus pour préserver le·la lecteur·ice n’ayant pas vu le film –, elle n’est en aucun cas synonyme d’abandon et de solitude.
L’écriture d’Óliver Laxe prend le contre-pied de cette idée en offrant aux spectateur·ice·s une galerie de personnages formant une troupe hétérogène, mais unie par une caractéristique fondamentale : celle du choix des liens partagés.
Si le film met d’abord au premier plan Luis et Estéban, très vite, premiers et seconds rôles s’homogénéisent. Ce qui prime, c’est le choix de continuer à avancer ensemble. Et point, ici, l’idée de famille choisie, explicitement abordée lors d’une discussion entre Luis et l’un de ses camarades de route. Ce dernier lui affirmant ne pas regretter sa famille biologique, et concluant : « Ma famille, c’est celle-ci. Celle que j’ai choisie ».
Liens choisis
L’amour, la confiance, et l’envie de continuer ensemble n’ont rien d’évident. Et la famille d’Óliver Laxe en a bien conscience. Elle se construit et se solidifie au présent, par une série de gestes d’entraide concrets. Comme lorsque Luis donne l’argent manquant pour acheter les jerricans nécessaires à la poursuite du trajet, ou encore lorsqu’il se voit convié à mettre en commun ses réserves de nourriture dans le camion prévu à cet effet.
Exit les grands discours sur la famille et l’amitié. Les liens qui unissent ces hommes et ces femmes, au milieu de nulle part, sont choisis, et en perpétuelle co-construction. C’est d’ailleurs ce qui en fait toute la force et la beauté. Et c’est cette interdépendance choisie qui les fera aller aussi loin sous le soleil écrasant du désert marocain.
Peu de films peuvent se targuer de maitriser avec autant de justesse joie, effroi, humour, et détresse. Sirat est une merveille d’écriture et de mise en scène, qui confine au sublime. Il chemine entre admiration et terreur, à l’image de cette dernière séquence, aussi belle qu’effroyable, tant elle résonne avec l’actualité. Dans un monde où ruines individuelle et collective se rejoignent, c’est ensemble que les hommes et les femmes continueront à avancer.