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« Lettres à Blue Bird » – Blues pastel

Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco
Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco

Assurément l’une des sorties BD/romans graphiques les plus saisissantes de ces dernières semaines, Lettres à Blue Bird de Pig Paddle Mannimarco se distingue par sa beauté trompeuse.

Son apparence, d’abord, avec un univers peuplé de petits oiseaux stylisés, dessinés à traits simples et ronds, sur des fonds doux, vaporeux, aux couleurs pastel. Des teintes tantôt chaudes et crémeuses, tantôt brumeuses et froides, qui donnent à l’ensemble une aura d’innocence rêveuse… et pourtant.

La narratrice est une oiselle « banale », perdue dans la grisaille d’une ville nommée Glomar, qui reprend, sans trop y croire, contact avec Blue Bird, un vieil ami. Il s’agit d’une correspondance à sens unique : des lettres envoyées comme des bouteilles jetées dans un monde affectif brisé. Il y est question de déprime, de tableaux « insipides », de souvenirs flous, de vernissages foireux, de pubs 3D au cinéma qui font plus d’effet que les films eux-mêmes. De conversations vides. D’anciens amis devenus étrangement inquiétants. Et de solitude — toujours.

Ce qui commence comme une évocation nostalgique d’un âge d’or artistique se transforme en récit trouble. Pourquoi a-t-elle coupé les ponts avec ce groupe ? Était-elle trop sensible, marginalisée, victime de gaslighting ? Ou juste perdue, saoule, à côté de la plaque ? Rien n’est jamais tranché. Et c’est là que réside la force de ce roman graphique : dans cette capacité à restituer la confusion émotionnelle, les contradictions, les souvenirs qui s’emmêlent, les reproches flous qu’on formule à demi-mot, sans savoir s’ils sont justes ou exagérés. Tout comme le personnage, on ne sait plus très bien ce qui relève du trauma, du rêve, du délire, ou du bon vieux sentiment d’avoir été « de trop ».

Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco

Les couleurs de la mélancolie

Le tour de force de Lettres à Blue Bird, c’est cet équilibre étrange entre la tendresse des dessins et la violence douce du propos. Le trait, volontairement naïf, fait surgir des oiseaux aux silhouettes pataudes et expressives, parfois d’un seul geste. Les décors, eux, semblent trembler : des ciels fondus aux couleurs de bonbon acidulé, des murs liquéfiés, des lumières baveuses. Le feutre à alcool laisse des marques, des stries, des zones saturées ou transparentes, donnant à chaque page une texture vivante, organique, un peu instable.

Ces fonds colorés jouent un rôle à part entière : ils traduisent les états d’âme du personnage autant que ses souvenirs. Ils enveloppent le récit d’une atmosphère tour à tour cotonneuse et inquiétante. À mesure que l’histoire progresse, et que le passé ressurgit — avec sa galerie de figures floues, de soirées enfumées, de résidences artistiques utopiques qui virent au malaise — les couleurs elles-mêmes semblent se dérégler. Elles deviennent trop vives ou trop ternes, les formes se fondent, les plans s’effacent. Quelque chose déraille.

Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco

Décalé mais cruel

Le texte suit une autre logique : celle du décalage. Le personnage principal écrit comme on pense tout haut, dans une langue vive, ironique, désabusée. Elle romantise les souvenirs les plus triviaux, se moque d’elle-même, s’emballe sur des détails absurdes. L’auteur joue à fond la carte de l’épistolaire comme exercice d’auto-fiction : on écrit à un ami pour mieux parler de soi, pour tout dire sans filtre, pour revisiter le passé avec humour et amertume. On pense à certaines lettres d’ado jamais envoyées. Ou à ces SMS tapés tard le soir, à moitié ivre. Le style, inspiré par l’écriture de chansons folk, adopte une forme épurée, orale, avec de petites envolées philosophiques ou absurdes.

En filigrane, Lettres à Blue Bird dresse un portrait doux-amer du milieu artistique. De ses grands idéaux collectifs, de ses petits abus de pouvoir, de ses hypocrisies. Le collectif d’amis, autrefois lieu de fête, de création, de sororité et de liberté, semble avoir viré à la secte molle : sourires polis, humiliations, condescendance passive-agressive. Le tout raconté avec un humour pince-sans-rire, parfois franchement potache, parfois glaçant. C’est ce mélange de gravité et de moquerie, de dérision et de mélancolie, qui fait la force de ce récit.

Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco

Drôle, déstabilisant, viscéralement intime

Avec Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco signe une œuvre étrange et précieuse : une comédie existentielle en forme de correspondance, un roman graphique pastel et venimeux, à la fois hilarant et profondément triste. On y parle de dépression sans pathos, de souvenirs sans nostalgie, de solitude sans drame — avec une liberté de ton rare et une poésie flottante. On s’y reconnaît, on en rit, et parfois, sans crier gare, on s’y prend une petite claque.

Lettres à Blue Bird, Pig Paddle Mannimarco

Lettres à Blue Bird de Pig Paddle Mannimarco, éditions Fremok, 104p., 25euros.

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