CINÉMAFestival de Cannes

CANNES 2025 – « Fuori » : Les barreaux de la joie

Valeria Golino joue Goliarda Sapienza dans Fuori de Mario Martone
© Mario Spada

EN COMPÉTITION – Après Nostalgia (2022), Mario Martone présente son nouveau long métrage, Fuori, sélectionné en compétition officielle. Le cinéaste y met en scène une tranche de l’existence de l’écrivaine italienne Goliarda Sapienza.

Immense autrice du XXème siècle, Goliarda Sapienza (1924-1996) ne fut pourtant reconnue comme telle qu’après sa mort, suite à la publication posthume de L’Art de la joie, son ouvrage majeur. Une décennie de travail pour ce roman qu’aucune maison d’édition – un monde régi par la classe intellectuelle romaine – ne voulut publier de son vivant. En 1980, après en avoir terminé l’écriture, ce rejet continuel l’entraîne dans une situation psychologique et matérielle critique. Par ce qu’elle qualifiera elle-même de « provocation », elle commet un vol de bijoux, et est arrêtée. En prison, entourée de femmes de tous âges, elle découvre une forme d’émulation joyeuse presque inattendue, et tisse des liens particulièrement forts avec certaines d’entre elles. De cette expérience, elle tirera les récits L’Université de Rebibbia (1983) et Les Certitudes du doute (1987).

Construit sur une double temporalité, Fuori adapte à l’écran une partie du propos ces deux œuvres, situées entre réalité et fiction. Malgré quelques inégalités, Mario Martone parvient tout de même à sortir du biopic classique et linéaire, pour proposer une approche plus singulière des élans et des doutes vécus par l’écrivaine.

© Mario Spada

Espace féminin

Dès les premières séquences du film, l’alternance entre les souvenirs de Goliarda Sapienza, sous forme de flashbacks, et sa vie actuelle, s’entremêlent. Le rythme est lent, sans être soporifique. Dans l’appartement de l’écrivaine, les conversations téléphoniques emplissent l’espace. Ce sont, tour à tour, des réponses à des petites offres d’emploi – sans résultat -, ou de vagues conversations avec une certaine Roberta. Cette dernière finissant par lui proposer un « rencard », les deux femmes se retrouvent dans Rome. Elles arpentent les rues de cette ville qu’elles chérissent et réapprennent à apprivoiser, boivent des cafés et des whiskys. Jusqu’à la séquence finale, qui marque un pas en avant, la partie contemporaine de Fuori constitue essentiellement en cela : marcher, boire et manger, et se rappeler du passé.

Les flashbacks sont, eux, plus consistants. De son séjour à la prison de Rebibbia – la plus grande prison pour femmes du pays -, c’est cette sororité manifeste, permanente, et joyeuse, qui ressort. Entre rires et conversations à rallonge, ces femmes de tous âges expérimentent la liberté de créer ces liens, tout en étant recluses derrière des barreaux. La relation entre Goliarda Sapienza et ses cadettes, Roberta et Barbara, est prégnante.

Goliarda et Roberta, en particulier, entretiennent un lien vif, fusionnel, que Mario Martone a l’intelligence de laisser vaste, de ne pas réduire à une certaine case. Les deux femmes, que plusieurs décennies séparent, ne posent jamais de terme sur ce qu’elles sont à deux. Sont-elles amies, amantes, amoureuses : là n’est pas la question. Elles prennent des douches ensemble, se crient dessus, partent en balade. Se cherchent, se quittent, se (re)trouvent.

« Dehors »

Si le champ des possibles était restreint en prison, il le reste, par endroits, dehors (fuori). D’autres formes de contraintes, de limites, tant sociales que politiques, alourdissent le quotidien. Alors, pour tenir, ces relations sororales sont essentielles. L’écriture aussi, pour Goliarda Sapienza. À propos de L’Art de la joie, encore à l’état de manuscrit, elle confie à Roberta que ce travail est « toute sa vie ».

Avec finesse, Mario Martone ne dresse pas le portrait d’une écrivaine torturée, seule, qui ne trouverait son inspiration que dans les moments de grand désespoir. À l’inverse, Goliarda Sapienza est souriante, et garde un certain espoir. Une bonne partie du temps, du moins. Écrire est son refuge. Fuori explore ainsi la redécouverte de cette image d’écrivaine, qu’elle avait tenté de fuir en prison, et qu’elle apprend à ré-apprivoiser.

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