The Substance de Coralie Fargeat et la série Severance de Dan Erickson proposent toutes deux des récits où les personnages se débattent entre différents fragments de leur identité, chacune luttant pour sa propre survie. Une préoccupation toute contemporaine.
The Substance de Coralie Fargeat, sorti à l’automne 2024 en France après un Prix du Scénario au dernier festival de Cannes, raconte la division de l’identité d’Elisabeth Sparkle (Demi Moore), entre son apparence de vingtenaire et son corps actuel, de soixantenaire.
La série Severance, créée par Dan Erickson, et dont la saison 2 a été diffusée début 2025 sur Apple TV+, émet également l’hypothèse d’une dissociation de la conscience, entre un soi au travail et un soi du temps libre. Deux personnalités totalement étanches. Les deux œuvres proposent une division temporelle, chacune des identités ayant le droit d’utiliser le corps unique alternativement. Une semaine sur deux pour Elisabeth Sparkle, pendant les heures de bureau pour Mark Scout (Adam Scott).
À chaque fois, la cohabitation finit par virer à la conflictualité. Les identités essaient de grappiller du terrain sur leur alter ego. Ce film et cette série explorent tous deux une guerre interne de l’identité. Une thématique qui semble dire quelque chose de l’air du temps, car elle était aussi au cœur du dernier film de Bong Joon-ho.
Lendemain de soirée
Qui n’en a jamais voulu à son soi d’hier soir d’avoir un peu trop bu ou de s’être couché trop tard, ou les deux ? Dans The Substance, les règles sont claires. Il faut alterner entre le corps jeune et le corps mûr une semaine sur deux. Et surtout, you are one (« vous n’êtes qu’une »). Mais la jeune Elisabeth Sparkle ne se lasse pas de sa fraîcheur et déborde sur son temps alloué. Or, chaque seconde en trop dégrade à vitesse grand V le corps de son alter ego plus âgé. Plus la jeunesse est féroce, plus elle consume et épuise la vieillesse en temps réel.

Dans Severance, les employés de bureau ne connaissent rien de leur vie à l’extérieur, et vice versa. Tout leur univers est contenu entre les murs blancs de l’open space, qui peuvent faire penser au carrelage clinique de The Substance. Alors, quand les outies (exter, en français, les personnalités de l’extérieur) envisagent de démissionner, cela menace les innies (inter) de disparaître à tout jamais. Là aussi, c’est la bagarre.

Adieu les conatus
Coralie Fargeat et Dan Erickson ne seraient-ils pas tombés sur un volume de l’Éthique de Spinoza, par hasard ? En tout cas, leurs œuvres respectives offrent une incarnation parfaite du concept de « conatus » tel que développé par le philosophe hollandais. Le conatus, signifiant « effort » en latin, désigne la puissance des « étants » (ceux qui sont) à persévérer dans leur être.
La jeune Elisabeth Sparkle désire bien persévérer dans son être, indépendamment des conséquences morbides pour son double. De la même manière, Mark Scout fait tout pour conserver son existence d’employé de bureau, bien qu’il n’ait aucune perspective d’avenir. De la même manière, encore, que l’on peut détester le soi de 16 ans d’avoir commencé à fumer, ou en vouloir au soi connecté d’avoir tenu à persévérer pendant 2 heures sur Instagram.

Tout a un prix
Mais les fronts de guerres internes représentés dans les deux œuvres ne sont pas anodins. Le patriarcat dans la première, le monde du travail dans la seconde. Ainsi, une névrose contemporaine apparaît à l’image. C’est la friction entre la volonté sincère de lutter contre les structures, et le désir secret et coupable de s’y conformer.
C’est aussi la conscience de plus en plus douloureuse que tout a un prix. La jeunesse de Sparkle, le temps libre de Scout, le confort d’une vie occidentale… Autant de choses qui ont un envers monstrueux, qui produisent un déchet qu’il est de plus en plus difficile d’ignorer.
Récemment, La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer, en filmant le quotidien des nazis voisins d’Auschwitz, montrait la calme insouciance bourgeoise face aux catastrophes contemporaines. The Substance, Severance, Mickey 17 (et pourquoi pas Vice Versa) : toutes ces fictions de la conflictualité intérieure montrent que la muraille se lézarde. Il y a un soi jouisseur et un soi horrifié. Chacun veut persévérer dans son être et prendre la place de l’autre. Qui gagnera ?