Adapté du roman de Jim Crace, Harvest raconte les derniers jours d’un village agricole en Écosse, alors qu’un seigneur proto-capitaliste réclame cette terre. Le film est en salles depuis le 16 avril.
Athina Rachel Tsangari signe son troisième long-métrage, et son premier en anglais. Figure importante de la nouvelle vague grecque, elle produit les premiers films de Yorgos Lanthimos, qu’elle fait également jouer dans son premier long métrage Attenberg. Ses films sont assez rares pour se réjouir de voir Harvest sur les écrans français. Présenté à la dernière Mostra de Venise, Harvest s’impose par son ampleur romanesque et historique.
Eden pastoral
C’est par un homme nu que débute Harvest. Il se baigne dans le lac, grimpe aux arbres, trempe ses doigts dans la sève, mâche l’écorce humide. Une séquence aux allures quasi bibliques, qui met en scène une communion totale entre un homme et son environnement. C’est pourtant bien cet attachement organique et sensuel à la terre qui sera mis à mal.
Cet homme, c’est Walter Thirsk, personnage principal dans le livre de Jim Crace. Walter (Caleb Landry Jones) vit au sein de ce village agricole depuis plusieurs années, et est en couple avec l’une des paysannes. Il est intégré dans la communauté et s’entend bien avec le Maître du village, Charles Kent (Harry Melling), particulièrement bienveillant. Walter ne vient pourtant pas d’ici, mais de la ville. Il campe un positionnement sur la crête entre le dedans et le dehors, l’étranger et le villageois, ce qui en fait un narrateur idéal. Sa voix off, teintée d’un lyrisme mélancolique, raconte la mutation des liens sociaux et le délitement du village.
Filmer la terre
Ce village, c’est d’abord un certain idéal agraire. Une vie faite d’harmonie avec la nature et de coopération collective, où les villageois bénéficient d’un accès libre à leur terre pour pouvoir cultiver. Une peinture riche et colorée d’une vie précapitaliste, rythmée par des rites païens, et pas encore engluée dans la marche du progrès. L’époque est maintenue volontairement floue, située quelque part entre le Moyen Âge et le XVIIIème siècle. La réalisatrice préfère aller contre le dispositif classique du film historique et de sa contextualisation précise. Le dialogue est, lui, truffé d’anachronismes. La modernité est déjà là. Elle infiltre le récit depuis le début.
L’image sensorielle du chef opérateur américain Sean Price Williams – qui accompagne plusieurs réalisateurs de la scène indépendante américaine, comme Nathan Silver ou Alex Ross Perry – donne chair à ce tableau. Avec une caméra embarquée au plus près des corps, le film donne l’impression d’un home movie retrouvé, fait d’archives filmées sous une couche de terre.
Harvest s’emploie à restituer les sensations, les textures, et tout ce qui constitue la réalité matérielle de ce village. C’est ce travail accompli par Sean Price Williams qui est le plus efficace et grisant. La façon dont le feu, la lumière, la boue, mais aussi un insecte, un épi de blé, un tissu, s’impriment sur la pellicule. Une image tactile qui donne toute l’aspérité à ce paysage, au décor du film qui n’est pas un simple décor, mais un personnage à part entière. Chaque élément est ainsi chargé d’une grande puissance d’incarnation.

Paradis perdu
Dès le début, la dépossession se met pourtant en place. Une grange brûlée fragilise la communauté. L’origine du feu est criminelle. Trois étrangers sont capturés – même si une ambiguïté plane sur leur culpabilité -, et deux d’entre eux sont envoyés au pilori, un rituel particulièrement violent, qui sème la discorde et la déroute. L’arrivée d’un cartographe répand un peu plus le trouble. Embauché par le maître Kent, Quill (Arinzé Kene) a pour but de représenter la terre, et de la cartographier pour la partager. Un travail qui mêle regard artistique et calcul politique. La façon dont le territoire est réifié à des fins capitalistes, de profit, et de rentabilité, est particulièrement bien amenée, en s’appuyant notamment sur l’activité du cartographe, représenté plutôt comme un artiste. La violence du capitalisme commence ainsi avec des points d’encre sur du papier. Une façon d’aplatir le paysage, comme le remarque Walter.

Le tout est appréhendé dans un mélange de distance et d’immersion. Walter se fait le relais des étrangers : il en est un, après tout, mais garde une forme d’extériorité. Une tonalité un peu confuse qui, par moments, rend le film difficile à suivre. On ne sait rien des autres villageois·es. Le film n’investit pas leur intimité, mais reste limité à l’expérience de Walter, à sa passivité. Il reste surtout spectateur des rapports de force à l’œuvre.
L’arrivée du cousin de Charles Kent concrétise l’annexion des terres. Les villageois·es se transforment ainsi en main d’œuvre expulsable. Une transition racontée depuis le marasme émotionnel et physique que cela déclenche. Le film bascule ainsi dans quelque chose de plus violent et d’exacerbé lorsque l’exode se met en place. C’est paradoxalement à ce moment-là que l’effet de décrochage s’amplifie. L’irruption du capitalisme est racontée sur un mode halluciné, à l’image des champignons qu’ingurgite Walter. L’expérimentation visuelle et plastique se recoupe pourtant mal avec la dimension narrative. Le film finit par souffrir d’un manque de rythme et de longueur dans sa dernière demi-heure, malgré l’histoire résolument universelle qu’il raconte : l’arrachement des hommes et des femmes à leur terre.