Dans un marché d’Athènes, une pianiste anglaise est captivée par une femme qui lui ressemble étrangement. Deborah Levy raconte, dans Bleu d’août, comment les trajectoires de ces deux femmes ne cesseront, dès lors, de se croiser.
Qui est cette femme ? Pourquoi cette admiration ? Est-elle un double fantasmatique ou une autre fascinante ? Prodigieuse pianiste, Elsa M. Anderson est la narratrice de cette histoire. Après avoir perdu le fil lors d’un récital du Concerto n°2 de Rachmaninov en Autriche, c’est en Grèce que le livre s’ouvre. Elle vient de se teindre les cheveux d’un bleu profond comme pour brouiller les contours de son image. Alors, qu’elle erre dans les allées d’un marché aux puces, son regard est capté par celui d’une autre. Devant un stand, cette dernière achète des petits chevaux mécaniques vêtue d’un imperméable vert très semblable au sien.
Nous voulions manifestement les mêmes choses. À cet instant, je me surpris à penser que nous étions la même personne. Elle était moi et j’étais elle.
Deborah Levy, Bleu d’août
Elsa est née Ann. Elle vit ses cinq premières années dans une famille d’accueil avant d’être adoptée par Arthur Golstein, professeur de piano homosexuel. Il la modèle et fait d’elle un génie de la musique. Un mystère plane quant à l’identité de sa mère. Aussi, si Elsa est reconnue internationalement et donne des concerts dans les plus grandes salles du monde, elle se refuse – malgré les assauts de ses proches – à enseigner dans des conservatoires notoires. Dans un récit à la première personne, elle nous livre son histoire lacunaire et son cheminement accompagné d’une présence nouvelle.
« J’avais 34 ans. Pas d’amant. Pas d’enfant. »
De ville en ville, Elsa voit ou croit voir celle qui l’a happée la première fois : à Londres quand elle rentre chez elle puis, à Paris, à la terrasse d’un café où elle donne des cours particuliers à une jeune fille. Elle est persuadée de partager quelque chose avec cette inconnue. Une proximité qui ne s’expliquerait pas. Le roman avance en tenant et brouillant, d’un même geste, la figure du double. Deborah Levy abomine l’image manichéenne d’une psyché dédoublée. Elle préfère celle du dialogue intérieur de soi à soi pouvant naître et être guidé par l’image d’une autre. Cette voix intérieure questionne et repousse les évidences comme si elle aidait l’héroïne à reconnaître son chemin de liberté.
Elle était calme. Peut-être même posée. Elle me vit. Nos regards se croisèrent. Je m’aperçus que j’étais terrifiée. Le temps d’un instant, elle aussi parut très choquée. Nous avions la même peur l’une de l’autre. Nous avions la même expression dans le regard. Puis elle ralentit en passant devant moi. À l’odeur du cigare se mêlait un parfum de géranium. Ses yeux marron encore rivés sur mes yeux verts, elle retira vivement le cigare de ses lèvres et le jeta dans mon Perrier-menthe. Elle m’envoyait un message.
Deborah Levy, Bleu d’août
Les pensées d’Elsa galopent. Des musiques classiques s’allument dans sa tête. Elle confie ce qu’elle pense des gens à qui elle parle sans concession. Son flux de conscience fait des va-et-vient et parfois même se rembobine. En racontant son présent, les souvenirs abondent. Sa généalogie nous apparaît, par bribes, en même temps que son monde intérieur.
Dernier livre de Deborah Levy, Bleu d’août continue d’explorer avec brio le motif du fantasme oscillant entre produit de l’imagination et représentation du réel, figure fantomatique et expression d’un vif désir. On reconnaît dans cette fiction le style si prégnant que Deborah Levy déployait déjà dans son précédant roman Hot Milk. Il y a son attrait pour les atmosphères estivales, les bains salés, les sandales que l’on lasse autour de la cheville, les blessures et les bifurcations du désir.
Bleu d’août de Deborah Levy, traduction de Céline Leroy, éditions du sous-sol, 21,50euros