Pour sa toute première pièce, Khalil Cherti entre par la grande porte au Théâtre de la Colline avec T’embrasser sur le miel, un récit d’amour et de guerre en forme de laboratoire sur la distance, l’image et la survie.
Adapté d’un court-métrage autoproduit, le spectacle déplie une histoire d’amour par écrans interposés, sur fond de guerre en Syrie. Une déclaration d’amour à l’imaginaire comme dernier refuge face au réel.
L’histoire commence presque comme un coup de chance. Un court-métrage envoyé à Wajdi Mouawad, directeur de La Colline. Un film autoproduit qui raconte deux amants syriens séparés par la guerre, s’envoyant des vidéos artisanales comme d’autres s’écrivaient jadis des lettres. Mouawad regarde, s’enthousiasme et propose à Cherti de venir expérimenter ce projet sur un plateau. Quelques mois plus tard, T’embrasser sur le miel se joue dans la salle du haut du Théâtre de La Colline.

Une love story sous les bombes, en vidéo
L’histoire est simple et terrible : Siwam et Emad s’aiment à distance, dans une Syrie en guerre. Plutôt que de s’appeler ou de se raconter l’horreur, ils s’inventent un jeu : s’envoyer des vidéos bricolées, petits sketchs poétiques où la fiction l’emporte sur l’actualité. Elle improvise une météo absurde des combats ; lui l’embarque dans une virée imaginaire en moto ; ensemble, ils rejouent un match de foot érotico-comique. Tout devient prétexte à fabriquer un autre monde, parallèle, minuscule et vital.
Sur scène, le dispositif est malin : le public est scindé en deux. De chaque côté, un personnage, une caméra, et un monde qui s’écroule derrière les murs. Chaque moitié ne voit qu’un personnage et les vidéos de l’autre. Chacun de son côté du front. Ce choix de mise en scène ultra-cinématographique transforme le plateau en split-screen vivant et donne à la séparation une dimension presque physique.

La Syrie autrement
La pièce a ce charme rare des œuvres qui osent le bricolage sans jamais tomber dans le cheap. On pense à Benigni et La vie est belle, dans cette capacité à faire exister la fantaisie là où tout devrait s’effondrer.
Avec ses deux comédiens syriens, Reem Aly et Omar Aljbaai, Khalil Cherti filme et fait jouer une Syrie qui résiste autrement, par le jeu, par la fiction, par l’humour même. La guerre n’est pas racontée, elle est dans ce qui ne se dit pas. Loin des sempiternelles images d’archives ou des ruines, c’est une Syrie sensible, intime, qui s’invente ici, où la guerre reste dans le hors-champ. Jusqu’à ce qu’elle déborde. On l’aperçoit dans un plan furtif, une phrase lâchée au détour d’un dialogue : Emad a mis son fils dans un bus pour le sauver ; Siwam a perdu son frère en tentant de ramener un cadavre.
Cherti ose les ruptures de ton, les percées oniriques, l’humour et la tendresse là où l’on n’attendrait que la plainte.

L’imaginaire ou la mort
Combien de temps l’imaginaire peut-il tenir face au réel qui s’effondre ? semble nous demander la pièce. Le spectacle se tend, s’effiloche parfois, s’étire un peu — comme la guerre, comme l’attente. Mais tient bon sur ce fil : celui d’un amour qui refuse de mourir, porté par le besoin vital de s’inventer des histoires quand plus rien n’a de sens. T’embrasser sur le miel est un spectacle sur la création comme réflexe de survie. À l’heure où les frontières brûlent et où les écrans nous tiennent lieu de fenêtres, cette pièce touche juste : elle dit la puissance dérisoire des images, la fragilité des liens et cette obstination étrange qu’on appelle l’humanité.