Cinq ans après Berlin Alexanderplatz, Burhan Qurbani est de retour avec No Beast. So Fierce. Si la proposition de réécrire une œuvre classique est à nouveau attrayante, le film s’encombre de superfluités regrettables.
En 2020, le cinéaste Burhan Qurbani revisitait le roman Berlin Alexanderplatz (Alfred Döblin, 1929) dans son film du même nom. La capitale allemande de l’entre-deux-guerres était transposée à notre époque contemporaine, et Franz, qui devenait Francis puis redevenait Franz, était un immigré clandestin guinéen. Quelques années plus tard, Burhan Qurbani se lance de nouveau dans la réécriture avec No Beast. So Fierce. Le long métrage propose une libre adaptation de la pièce Richard III de William Shakespeare, auteur bien connu du cinéaste. Créée à la fin du XVIème siècle dans un but éminemment politique, ce drame historique narre une bataille dynastique, dans laquelle la mort est omniprésente. Insérant tout au long de son film de multiples références bibliques et dramaturgiques, Burhan Qurbani s’éloigne également de l’écriture d’origine pour proposer sa vision singulière de ces liens détruits, et pour explorer l’intemporalité des conflits familiaux.
Surenchère
Marginal en son temps, Richard III est un personnage ambigu, épais. Cette force sombre a traversé les siècles pour éveiller l’intérêt de Burhan Qurbani, et inspirer sa filmographie, jusqu’à ce No Beast. So Fierce., dans lequel il fait de ce roi complexe son personnage principal. À quelques exceptions près. Exit l’Angleterre, et la noblesse britannique de l’époque moderne. C’est dans le Berlin actuel, et avec une femme arabe à l’épicentre des enjeux familiaux, que prend forme cette soif de pouvoir inextinguible, et la noirceur qui l’accompagne.
Richard devient Rashida York, et conserve sa dureté. Avec un magnétisme palpable, Kenda Hmeidan confère à Rashida ce regard glacial, qui éteint immédiatement toute possibilité de concession. Benjamine d’une lignée dirigée par des hommes, Rashida est justement née femme. « Inachevée », selon leurs dires. Dès sa naissance, cette condition l’a parquée dans les rangs inférieurs. Ceux qui ne sont pas décisionnaires. Or, s’abaisser à cela, comme l’a fait sa belle-sœur Elisabet (Verena Altenberger), n’est pas une éventualité pour Rashida.

Burhan Qurbani explore de long en large les réflexions qui peuplent l’esprit de la jeune femme. Sinueuses et invectives, elles l’accompagnent dans sa quête de pouvoir. Cela se traduit par la mise en scène concrète d’un espace. Le réalisateur et sa cheffe décoratrice (Jagna Dobesz) équipe ont imaginé et construit une sorte de désert aménagé sous une immense tente. Ce lieu aux airs apocalyptiques incarne le monde intérieur de Rashida, et permet au public de saisir davantage les méandres de sa psychè.
Ensuite, il y a de longs monologues, qu’elle énonce principalement seule, face à elle-même. Certes, ils ont l’avantage de clarifier son schéma de pensée, et contribuent à imprégner le film de l’écriture dramaturgique dont il s’inspire. Mais ils s’accumulent, s’étendent, et tanguent entre le pathos et la surenchère. S’ajoutent à cela quelques longues séquences de dialogue, qui enchaînent les répétitions. Résultat, le propos est alourdi, et un déséquilibre s’opère dans le rythme général du film. Ironie du scénario, c’est un reproche que Rashida exprime à l’un des personnages, venu lui annoncer de cruels assassinats : « Tu es un peu trop théâtral là, non ? ». CQFD.
Découronnement
Comme dans le drame shakespearien, Burhan Qurbani narre la guerre sanglante opposant les York et les Lancaster. Ici, elle évolue au sein de la pègre berlinoise. Alors que les assassinats s’additionnent, un terrain d’entente semble être trouvé par les deux camps. Du moins en apparence. Si tous – principalement les hommes – s’en accommodent, Rashida n’oublie pas les enjeux d’origine. Elle cache son jeu par stratégie évidente, mais ne cédera pas.
Le long métrage explore le dilemme permanent entre, d’un côté, cette force animale qui pousse Rashida à agir, et à faire preuve d’une violence croissante, et, de l’autre, la vulnérabilité inévitable qu’elle sait tapie au fond d’elle, mais qu’elle veut absolument taire. Ce terrain sensible est le fruit de blessures passées, à commencer par l’immense solitude qu’elle a connue, et la domination masculine dans laquelle elle a grandi. La jeune femme ne se fait aucune illusion sur le destin qui l’attend si elle écoute ces injonctions. Elle se jure de lutter, toujours. Lutter contre le projet de mariage qu’Imad York, son frère aîné, envisage avec l’un de ceux qui, hier, était un ennemi. Lutter contre toutes les personnes qui pourraient lui faire perdre sa couronne.

Elle veut régner, mais à quel prix ? À celui de nombreuses vies, et de relations qui auraient pu lui apporter ce dont elle manque cruellement : de l’affection, de la tendresse. C’est notamment le lien perdu avec sa mère qu’elle cherche à comprendre auprès de Mishal (Hiam Abbass), la femme qui l’a éduquée. Il y a également Ghanima Lancaster, à laquelle Rashida voue une passion folle, mais qu’elle utilise, comme les autres. Dans sa course effrénée vers une victoire qu’elle veut écrasante et sans compromis, Rashida désamorce ces issues de secours. Alternant entre un sourire narquois, un regard assassin, une pique passive-agressive, ou encore un rire sans joie, elle abat, une à une, toutes ses cartes.
S’appuyant sur un travail visuel et sonore abouti et saillant, No Beast. So Fierce. fait du cheminement de Rashida celui d’une outsider invective pour laquelle Burhan Qurbani ne cède à aucun sauvetage. Son goût de l’excès se heurte aux réactions d’auto-protection de son entourage. Ce clivage mène à un mélange dense dont le potentiel narratif est élevé, mais que les inégalités ne parviennent pas à honorer suffisamment.