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« Les moments doux »  : violence sous néons blafards

Les moments doux (c) Christophe Raynaud de Lage
Les moments doux (c) Christophe Raynaud de Lage

On se souvient de cette chemise arrachée en 2018 à un cadre d’Air France, devenue en quelques heures la vitrine médiatique d’un conflit social brutal. C’est à partir de cette image virale qu’Élise Chatauret et Thomas Pondevie déroulent Les Moments Doux, spectacle-enquête qui explore la violence sous toutes ses coutures — de la plus crue à la plus insidieuse.

La compagnie Babel part de ce fait divers pour dérouler le fil. Rapidement, la pièce quitte le tarmac d’Air France pour cartographier un territoire plus vaste : l’école, la famille, l’entreprise — autant de microcosmes où l’on apprend, souvent malgré soi, à encaisser, à cogner ou à se taire.

Une précision implacable

Les comédien·nes incarnent cette ronde infernale avec brio. Enfants insolents, managers cyniques, parents dépassés, salariés broyés — François Clavier, Solenne Keravis, Samantha Le Bas, Manumatte, Julie Moulier et Charles Zévaco — passent d’un rôle à l’autre avec une aisance épatante. Leur jeu, féroce et vachard, flirte avec la caricature sans jamais s’y perdre. Et pique là où ça fait mal.

Les moments doux © Christophe Raynaud de Lage

La pièce interroge avec justesse ce moment crucial : quand la violence surgit-elle vraiment ? Au premier coup porté ? Ou bien bien plus tôt, dans les non-dits, les humiliations ordinaires ?
Ces questions traversent la pièce et résonnent fort dans les séquences sur les plans sociaux — de France Télécom aux méthodes de management d’aujourd’hui. Elles font mouche, forcément.

Le spectacle séduit d’abord par la fluidité de ses enchaînements. On glisse sans accroc d’une salle de classe à une chambre d’ado, d’un open space à une réunion de crise théâtrale. Mais derrière cette mécanique bien huilée, quelque chose grippe. La scénographie, glacée et minimaliste — néons blafards, voilages blancs, moquette bleu pétrole — finit par aseptiser l’ensemble.

Violence sous vide

À force de disséquer la violence, la pièce la met sous cloche et la rend étrangement abstraite. Même lorsque la rage affleure, elle ne nous saisit jamais tout à fait à la gorge. La brutalité reste théorique, absorbée par cette scénographie froide et clinique. On assiste, captivé·es mais trop confortablement installé·es, à un défilé de scènes aussi bien pensées que maîtrisées — peut-être un peu trop.

Et c’est là que le bât blesse. Malgré la pertinence du propos, on reste à distance. Le spectacle donne parfois l’impression de nous balader d’un tableau à l’autre, sans jamais oser le vertige. La violence, ici, reste contenue, presque polie.

Les moments doux © Christophe Raynaud de Lage

Mais une question affleure, lancinante, et hante le plateau :« Faut-il vraiment faire couler le sang pour se faire respecter ? ». Car tant qu’elle reste symbolique, la violence semble acceptable. Supportable. Presque normale, oui — à condition qu’elle ne tache pas. Le sang finit par couler, mais tard, et presque à contre-cœur. On aurait aimé que la pièce lâche les chiens plus tôt, qu’elle fasse sauter la soupape, qu’elle nous laisse sentir la déflagration.

Jusqu’où faudra-t-il aller pour qu’on nous prenne enfin au sérieux ? A défaut d’y trouver une réponse, il nous reste cette image, obsédante : la moquette bleue, les néons blafards… et sous nos pieds, la colère qui gronde, encore étouffée.

Les moments doux d’Élise Chatauret et Thomas Pondevie, du 19 au 30 mars au Théâtre du Rond-Point. Durée : 1h30. Tarifs  : 12€ à 33€.

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