Fresque historique signée Brady Corbet,The Brutalist a été propulsé au rang de chef-d’œuvre au cours des derniers mois. Méticuleux, organique, ce biopic fictionnel d’un architecte hongrois émigrant aux États-Unis dans les années 1950 interroge notamment sur la résilience, et la place de la pérennité de l’art, dans une société instable.
Sept : c’est le nombre d’années que Brady Corbet, acteur et réalisateur américain, a consacré à la construction du projet d’envergure qu’estThe Brutalist. Un travail colossal, dont résulte un long métrage de 3h34 – avec entracte -, le troisième du cinéaste. Comme pour L’Enfance d’un chef (2015) et Vox Lux. A 21st Century Portrait (2018), Brady Corbet a écritThe Brutalist avec son épouse Mona Fastvold. Pour un scénario de cet ordre, la pluralité des approches dès la phase de recherche et d’écriture est particulièrement pertinente.
The Brutalist narre la biographie fictive d’un homme hongrois, architecte de son état, et se réfugiant aux États-Unis après avoir vécu l’horreur des camps durant la Seconde Guerre mondiale. Avec ce récit exigeant, mettant en scène nombre de trajectoires individuelles, et de représentations politiques et sociales, Corbet aspire à rendre crédible un destin qui, en raison de la macabre réalité, n’a jamais pu exister. Encensé par les récompenses, et par une large partie de la presse internationale, ce film s’ancre inévitablement dans la réflexion autour de la notion de « chef-d’œuvre ».

Rêve furtif
Années 1950. Après un voyage éprouvant, rempli d’incertitudes, László Toth (Adrien Brody, dans un rôle proche de celui qu’il incarnait dans Le Pianiste en 2002) arrive aux États-Unis. Ellis Island, New York, la Statue de la Liberté : Brady Corbet les montre – à travers une reconstitution indéniablement convaincante -, mais ne fait qu’une bouchée des visions dorées que se sont souvent plu à renvoyer bon nombre de films et de romans. Mention spéciale à la superbe contre-plongée vacillante sur Lady Liberty. Exit le travelling au ralenti sur un fond orchestral, qui aurait pu illustrer l’arrivée au pays des possibles. Non, Corbet choisit ce plan bancal, faussement simpliste. Il semble y souligner, malicieusement, la porosité entre rêve et réalité, et le déséquilibre qu’éprouvera László toute sa vie durant.
S’en suit un rapide passage chez Attila, un cousin que László est vivement touché de retrouver. Si Attila a rondement mené son affaire, László comprend rapidement qu’il s’est surtout largement asservi au rêve américain. Attila apprend à László que la femme de ce dernier, Erzsébet (Felicity Jones), est vivante, mais retenue en Europe avec leur nièce Zsófia (Raffey Cassidy). L’attente débute ; elle durera dix ans – la première moitié du film. Entre temps, László fait la connaissance d’Harrison Lee Van Buren (Guy Pearce, jouant finement le summum de l’ambivalence). Harrison est un riche industriel pennsylvanien, en bonne et due forme. S’ensuivent quelques dessins, déboires, et discussions. Et bientôt, László se voit proposer de construire un monument en la mémoire de la défunte femme de Van Buren.

Art tiraillé
Les fantasmes architecturaux de ce bienfaiteur providentiel n’ont de limites que celles de son ego, c’est-à-dire peu. C’est donc au rythme de ce personnage lunatique et extravagant que László évolue. Les jours, puis les mois, passent. L’architecte imagine, dessine et modifie les plans de ces murs qui commencent à s’élever vers le ciel. En sa qualité de mécène autoproclamé, Van Buren va et vient sur ses décisions. Et ce – à l’évidence -, sans considération pour les dizaines de personnes qui travaillent sur son chantier. Ni sur les questions budgétaires : « Je préfère vivre endetté que mourir solvable. » Sous couvert de belles promesses, et d’un ton mielleux, Harrison ne ménage pas László. Sans tarder, ce dernier se retrouve en tête de mire du viseur acéré de son employeur.
Brady Corbet fait de la relation entre les deux hommes un point central du scénario de The Brutalist. Intègre, humble, László exècre tout ce que représentent les Van Buren. Père et enfants – Harrison a des jumeaux, Harry (Joe Alwyn) et Maggie (Stacy Martin, que Brady Corbet dirigeait déjà dans Vox Lux. A 21st Century Portrait) – baignent effrontément dans leurs privilèges. Reste qu’Harrison, convaincu du talent de sa recrue, lui ouvre abondamment les vannes d’une création que László pensait perdue. Auparavant réputé en Hongrie pour son travail, l’architecte avait vu disparaître projets et commandes durant la guerre. Alors, bien qu’il provienne d’un esprit effréné et autolâtre, ce monument à construire d’après une page blanche – le sommet d’une colline -, représente une opportunité inouïe de renouveau.
Par ailleurs, c’est encore grâce aux relations de Van Buren que le processus de libération d’Erzsébet et de Zsófia s’accélère de manière significative. Après une décennie, les deux femmes parviennent enfin à arriver aux États-Unis. Elles y retrouvent un László épuisé, en proie à de multiples interrogations identitaires et artistiques. Ce qui interroge également, en creux, les spectateur·ice·s, sur ce qui conditionne la création. De fait, où se trouve la frontière entre une aide financière généreuse, inespérée, face au travail à fournir en échange ?
De la pierre à l’esprit
À l’origine de The Brutalist, il y a, entre autres, l’intérêt commun de Brady Corbet et de Mona Fastvold pour l’architecture brutaliste. À travers son style épuré, ses matériaux bruts s’élevant vers le ciel, sa stature imposante, et la sensation de vertige qu’elle tend à renvoyer, c’est toute une symbolique que cette esthétique entretient. De leur côté, Corbet et Fastvold y ont perçu des références diverses à l’état d’esprit confus et tourmenté de la société d’après-guerre. À commencer, notamment, par celui des personnes qui avaient été les victimes directes du conflit.
Cette tourmente, ces remises en question incessantes,The Brutalist les retranscrit visuellement à travers une réflexion approfondie sur le choix des axes et des cadrages. Plan par plan, chaque détail a soigneusement été défini en amont, dans la perspective d’un tournage volontairement minimaliste. Rien, dans le long métrage, n’est alors le fruit du hasard, ou d’une décision prise par défaut en post-production.
Ce travail au scalpel se retrouve dans le traitement des thématiques. Bien que multiples, elles non plus n’échappent pas à une narration millimétrée. Il est question de capitalisme, de création artistique, de cruauté de la guerre. L’on plonge aussi dans l’infini cheminement cérébral d’esprits traumatisés. La place de la sexualité et l’évolution du désir, et la complexité des relations conjugales et parentales, ne sont pas en reste. Tout, ou presque, y passe. Sans ciller, The Brutalist s’engage frontalement dans un labyrinthe de trajectoires. Et, parfois, il semble s’approcher de près de l’écueil du rabbit hole. Mais voilà : il n’y sombre pas.
Malgré cette longueur métrique assez inédite, Corbet réalise la performance de ne pas survoler les arcs narratifs qu’il amorce. Et cela a un effet grisant. Alors que l’on ne s’y attendait plus, voilà notamment qu’un acte d’une grande violence, jusque-là passé sous silence, revient à grand bruit sur la table. À proprement parler. Lors d’une scène montrant un dîner de famille aux apparences anodines, la vérité éclate. Et permet à Maggie de révéler la frange humaniste du clan Van Buren.

Durant la genèse du projet, Corbet et Fastvold l’ont cherché, le « véritable » László Toth. Un architecte qui aurait eu du succès en Europe avant la guerre, aurait été déchu durant le conflit, et se serait alors réfugié aux États-Unis. Il a fallu se rendre à l’évidence : aucun n’avait survécu. Le couple a ainsi inventé ce personnage composite. Un destin pris, comme des milliers d’autres, dans les affres d’un conflit dont il était la cible. Un homme abîmé, évoluant ensuite dans une société injuste. Derrière l’hommage certain à un art si symbolique, c’est une trajectoire teintée d’espoir dont The Brutalist a cherché à brosser le portrait. Depuis le début du parcours public de son film, Corbet fait preuve d’un humble réalisme face à l’appellation de « chef-d’œuvre ». Certes, l’avenir le dira. Pour le moment, l’on reconnaît à The Brutalist une quête de sens évidente, percutante, et profondément travaillée. À tous les niveaux.