À la UneCINÉMAFestivals

CINÉBALTIQUE 2025 – Rencontre avec Anna Hints : « La véritable force réside dans le pouvoir de la vulnérabilité »

Marianne Ostrat, Anna Hints et Tushar Prakash. Deux femmes et un homme posent en souriant et en regardant la caméra, devant une affiche du festival CinéBaltique, jaune et bleue.
Marianne Ostrat, Anna Hints et Tushar Prakash © Quentin Balouzed

Présenté en film de clôture au Festival CinéBaltique, le documentaire Smoke Sauna Sisterhood nous immisce dans l’intimité des saunas à fumée estoniens, classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. La réalisatrice Anna Hints y a posé sa caméra pendant sept ans.

Avec Smoke Sauna Sisterhood, Anna Hints signe un documentaire laissant autant de place à l’écoute qu’au partage. Dans ces saunas sacrés, la parole de plusieurs générations de femmes se libère. Relations familiales, violences, homosexualité, tous les sujets sont abordés avec transparence et honnêteté. L’échange est libre et l’écoute est maîtresse. En filmant les corps nus de ces femmes, la réalisatrice transpose au cinéma des moments uniques de sororité dans un lieu hautement symbolique et mystique.

D’où vous est venue l’inspiration pour ce documentaire ?

Je suis née dans la culture du sauna à fumée. L’un des moments les plus marquants de ma vie s’y est produit lorsque j’avais 11 ans. Mon grand-père venait de mourir. Avant les funérailles, nous sommes allées au sauna avec ma grand-mère, ma tante et ma nièce. Ma grand-mère nous a révélé que mon grand-père l’avait trompée plusieurs fois. Il l’a même laissée seule avec quatre enfants pendant un certain temps. Ce moment m’a marquée. J’ai vu ma grand-mère, nue de corps et d’esprit, dans une position d’extrême vulnérabilité. J’avais entendu dire qu’on lavait son corps et son âme dans les saunas. Mais c’est seulement à ce moment précis que j’ai compris ce que voulait vraiment dire « se laver l’âme ». En sortant, j’ai senti que ma grand-mère avait fait la paix avec mon grand-père. Nous avons pu l’enterrer en paix le lendemain. Cette expérience a changé ma vie.

Vous avez donc décidé d’en faire un film ?

J’ai compris que le sauna représentait un espace unique de vulnérabilité. Lorsque l’on a vécu une telle connexion avec les autres, une sensation de pouvoir partager sans se retenir, on guérit. Et je voulais absolument partager cela avec le monde. Je voulais faire voyager le sauna des forêts estoniennes aux salles de cinéma. J’ai mis sept ans à faire ce film. Au début, j’ai senti qu’il était important d’avoir le courage de partager ce qui nous dérange. Mais j’ai compris pendant le tournage que l’essentiel était peut-être de l’écouter. Être témoin de la réalité de quelqu’un et de sa puissance, c’est l’un des pouvoirs du sauna.

Avez-vous rencontré des difficultés techniques pendant le tournage ?

De nombreux directeurs de la photographie m’ont dit au début que ça n’allait pas être possible, que j’allais devoir simuler la chaleur du sauna. Ce n’était pas envisageable pour moi. Il fallait que ce soit vrai. Mon directeur de la photographie, Ants Tammik, a mis au point une technique assez inventive. Pendant que le sauna chauffait, nous posions la caméra et un jeu d’objectifs sur le sol, parce qu’il y faisait plus frais. Au bout d’un certain temps, nous les placions un peu plus haut, puis encore plus haut, pour que l’équipement s’adapte à la chaleur. La température moyenne approchait les 90°C. On a procédé de la même manière pour tourner à l’extérieur : d’autres objectifs étaient placés dehors, et nous mettions des sacs de glace autour de la caméra pour la refroidir. Il faisait -20°C. Grâce à ces techniques, la caméra fonctionne toujours !

Quels ont été les autres défis majeurs du tournage ?

Ce qui m’importait le plus, ce n’était pas l’aspect technique, mais le fait de ne pas sexualiser les corps féminins nus. Je voulais un regard non sexuel. Pour cela, mon directeur de la photographie et moi avons d’abord passé du temps ensemble dans un sauna. J’étais nue et nous avons filmé mon corps, en nous assurant que le regard de la caméra nous convenait. Avant le tournage, nous avons montré le film aux femmes. C’était essentiel qu’elles sachent comment la caméra traitait leur corps.

Comment avez-vous trouvé les femmes qui apparaissent dans le documentaire ?

J’ai rencontré cette communauté, ce qui a été facile car j’en fais partie. C’était crucial d’être très transparente avec elles. Je voulais quelque chose de réel et brut, donc j’ai été immédiatement très claire sur le niveau d’intimité que je cherchais à filmer. Seules les femmes qui n’ont montré aucune hésitation ont rejoint l’aventure. Dans le film, il y a 25 femmes différentes. Certaines partagent leur histoire, d’autres non. Mais pendant le tournage, elles se sont toutes senties en sécurité. Certaines personnes m’ont demandé : « Comment as-tu convaincu ces femmes ? ». Dans le passé, j’avais réalisé un court métrage documentaire avec ma mère dans un monastère. Elle a voulu faire le film, puis elle a changé d’avis, puis à nouveau… Et ce n’était pas une expérience facile. J’ai donc appris une chose, qui va à l’encontre de ce qu’on m’a appris à l’école de cinéma : ne jamais essayer de convaincre.

Et elles ont toutes été d’accord pour apparaître dans le film à la fin du tournage ?

Habituellement, lorsque vous filmez des personnes, vous devez leur faire signer des documents pour obtenir leur consentement. Mais je me suis dit que ces femmes ne savaient pas ce qu’elles allaient partager. Comment peut-on donner son consentement à quelque chose qui n’est pas scénarisé ? Nous avons donc pris un risque énorme, et n’avons pas fait signer ces papiers. Mais je pense que c’était la seule façon de faire ce film. Nous n’avons partagé les images avec les femmes qu’au moment du montage, et elles avaient alors le droit de dire oui ou non. En fin de compte, une seule femme n’a pas voulu apparaître dans le film, parce qu’elle avait peur que ses parents reconnaissent sa voix. L’Estonie n’est pas un grand pays…

Comment s’est passé le montage ?

Nous avons mis deux ans à monter le documentaire. Selon moi, le montage est l’une des étapes les plus intimes, les plus belles et les plus douloureuses de la réalisation d’un film. Nous avions plus de 200 heures de rush. Nous respirions et vivions avec ces histoires. C’était émouvant, et assez intense. J’ai travaillé avec cinq monteurs, qui ont tous apporté quelque chose de différent. Le travail le plus long a été celui de Tushar Prakash, qui a travaillé huit mois sur le documentaire. Mais la partie la plus difficile a été de choisir les histoires à inclure. J’ai toujours veillé à ce que tout le monde se sente en sécurité, physiquement et émotionnellement. Mais je n’avais pas pensé qu’il y aurait des femmes qui seraient tristes que leur histoire ne figure pas dans le film. J’ai dû vraiment prendre mon temps pour leur expliquer mes choix de montage.

Le travail sur le son est très minutieux, alternant entre dialogue, silence et chants traditionnels.

Le sauna à fumée est un espace très inspirant, visuellement et auditivement. Il y a une sorte de symphonie qui se met en place à l’intérieur. La musique que nous avons utilisée a été composée par Edvard Egilsson, un compositeur islandais, et par mon propre groupe, Eeter. Les chants sont composés à partir des éléments du sauna : la fumée, le bois, l’eau. J’ai voulu insister sur le fait que les saunas ne sont pas des objets, mais des sujets, presque des êtres vivants.

Comment s’inscrit votre court métrage Sauna Days, co-réalisé avec Tushar Prakash, dans cette démarche documentaire ?

En filmant Smoke Sauna Sisterhood, j’ai réalisé à quel point nous avions de la chance, en Estonie, d’avoir cet espace où les femmes peuvent être aussi vulnérables. Mais dans notre société, au contraire, le concept de masculinité toxique est encore très présent. Dans le court Sauna Day [ndlr : un court-métrage qui filme des hommes dans un sauna à fumée], l’intimité est évitée. Le film parle de ce dont les hommes ne parlent pas. Tant que les hommes auront le sentiment qu’ils doivent être « forts », tant que la force sera considérée comme un moyen d’éviter l’intimité et la vulnérabilité, il sera impossible de guérir. La véritable force réside dans le pouvoir de la vulnérabilité !

You may also like

More in À la Une