Premier long-métrage du cinéaste américain Carson Lund, Eephus, le dernier tour de piste rafraîchissait déjà la Croisette en mai dernier. Véritable manifeste pour le cinéma indépendant américain actuel, ce film d’une grande tendresse propose un audacieux renouvellement des récits qu’il incarne.
Dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre, l’unique et fameux terrain de baseball local connaît une journée tout sauf banale. L’automne est là et, au cœur des arbres qui se dorent, une poignée de joueurs vit les dernières minutes d’une ère paisible. Des travaux sont envisagés sur ce même lieu, rendant bientôt tout jeu impossible. L’heure est donc aux adieux. Pour marquer le coup, deux équipes amatrices s’affrontent une ultime fois. Sous les yeux d’un public – très – restreint, composé d’habitué·es et de curieux·ses, les joueurs enchaînent les manches. Ainsi se présente le décor d’Eephus, le dernier tour de piste. Son réalisateur, Carson Lund, y propose en creux une réflexion sur la réalité inéluctable du temps qui passe. Membre du collectif de cinéastes indépendants Omnes Films, auquel la fabrication d’Eephus est entièrement associée – chacun·e travaillant sur les films des autres -, Lund explore la nuance et l’inattendu.

Grand final revisité
L’enjeu est somme toute classique : des passionnés de baseball se retrouvent face à la menace soudaine de travaux sur leur terrain historique. Pour éviter aux élèves des environs de longs trajets quotidiens pour se rendre en cours, un collège va être construit à cet emplacement. Loin d’être arbitraire, cette décision apporte pourtant son lot inévitable de frustrations. Et si Eephus aurait pu axer son scénario sur les potentielles contestations qu’entraînent parfois ces dernières, le film suit un autre parti-pris.
S’ajoute à cela l’univers du baseball, point d’ancrage de ce litige. Ce dernier reste bel et bien un prétexte aux vraies thématiques que le long-métrage décrypte. Un « film de sport », voilà la lignée dans laquelle il pourrait également s’inscrire. Et c’est le cas, en partie.
Le prévisible s’arrête ici : Eephus, le dernier tour de piste ne s’engage aucunement dans ces voies-là. Carson Lund pose son décor, puis embraye rapidement et sort de ces arcs narratifs attendus. Dans Eephus, pas d’esprit revanchard, ni de pratique parfaite et très normée du sport exigeant qu’est le baseball. Les joueurs sont de fait tous amateurs, « plombiers dans la vraie vie ». Et loin de s’essayer à la protestation, les équipes et les habitant·es n’ont qu’une ligne de mire : vivre cette journée de match. Et ce, tant bien que mal, avec les atouts et les difficultés des uns et des autres. Entre faux départs et balles perdues, les confusions s’enchaînent.
Il n’est pas non plus question de résignation passive, délestée de toute émotion. Si les joueurs acceptent leur sort, leurs réactions sont empreintes d’une sensibilité apparente. Lund désamorce le cliché d’une rancœur linéaire, et creuse les cheminements intérieurs variés de ses protagonistes. Ces derniers tentent des coups et se défient, s’arrêtent un instant, ressassent le passé et spéculent sur l’avenir. Entre rires, piques, et intense concentration, Eephus brosse tout en nuance le portrait d’une période qui prend fin. Et pour accentuer le tableau, les teintes pastel bleu et rouge ressortant des tenues sportives viennent appuyer cette douceur bienvenue.

Heureuse nostalgie
Un « eephus » : dans le vocabulaire propre au baseball, ce nom fait référence à un lancer particulièrement lent, provoquant alors la surprise. Le titre prend ainsi tout son sens. De fait, le rythme d’Eephus se calque soigneusement sur celui, réel, du match qui s’y déroule. En résulte un long-métrage presque isochronique : fiction et réalité y sont, souvent, temporellement identiques – le lancer d’une balle, par exemple. Pourtant, et c’est là l’une de ses grandes réussites, il parvient à ne pas tomber dans d’excessives longueurs. Cette unité de temps approfondit la réflexion que Carson Lund cherche à insuffler à son film. Il laisse la porte ouverte aux visions qu’ont les joueurs sur le compte à rebours. Pas un qui ne sort du lot : chacun y a sa place et y va de son avis, ce qui renforce l’aspect choral de la narration.
Ce temps qui passe y est palpable. Entre les longues préparations aux lancers sur le terrain, le bois détérioré des gradins, la nuit qui tombe, joueurs et public sont les témoins des années que l’endroit a traversé. Évitant une fois encore les cris et les larmes qui auraient pu être de la partie, le scénario s’enrichit de quelques traits d’humour malicieusement placés. Entre autres : « Le plus dur, dans ce jeu, c’est quand il faut courir. », ou ce presque méta : « Ça fait une heure que je regarde, et je ne comprends toujours rien. ».
Si Lund centre son film sur ce sport et se limite à ce terrain de jeu, l’on ne ressortira pas d’Eephus en maîtrisant les règles du baseball sur le bout des doigts. Loin de là. Cette ironie est assez brillante car, malgré quelques intertitres et un générique apparaissant sur des fiches de notation de baseball, ou encore, malgré le sérieux avec lequel chaque joueur donne du sien manche après manche – et ce jusqu’à la nuit, s’il le faut -, aucun ne réussit à cacher son trouble derrière la batte. À l’évidence, le subterfuge est bien ficelé.

Vivifiant, unique en son genre, Eephus préfère au classicisme du film de lutte sociale, et du film de sport, les failles et les aspérités qui révèlent l’humanité derrière le masque communautaire. Fort de l’aide collective qu’il a reçue, Carson Lund y ose un langage cinématographique touchant et singulier. La symbiose qui émane de ces deux équipes reflète, en creux, celle du collectif Omnes Films. Outre ce parti pris narratif et novateur qui fait honneur au baseball – véritable intérêt personnel de Lund – Eephus promet de belles possibilités au cinéma indépendant américain et international.
