Livre monographique, Roue libre rassemble une trentaine d’œuvres de l’artiste et illustratrice Fantine Isis dans un livret magnifique. Rencontre.
Fantine Isis imagine une cosmologie vive en couleurs avec une pagaille de symboles astrales. Les pages alternent entre des portraits monochromes (bleu ou rouge) et des paysages ultracolorés avec de grands êtres qui traversent le paysage accompagnés d’animaux majestueux. Après avoir exposé certaines de ses œuvres à la galerie Le Serpent Vert en juin 2024 dans une exposition avec l’artiste Marie Migraine, elle signe cette fois un livret magnifique paru aux éditions Marguerite Waknine, Roue libre.
Si l’art disparaissait soudainement de notre monde et que vous ne pouviez sauver qu’une seule chose. Quelle serait-elle ?
Je fais du dessin mais, si tout devait disparaître, je conserverais la musique. Elle m’anime. Elle a quelque chose d’intemporel, d’inspirant et permet une grande liberté d’expression. J’en écoute énormément car cela rythme mes dessins et crée une narration. Juste en chantant ou en faisant de la musique avec des choses ramassées, il est possible de véhiculer beaucoup de joie.
Vous créez, dessinez, peignez. Quel a été votre cheminement artistique ?
J’ai d’abord fait deux ans de graphisme à l’ESAD d’Amiens, où j’ai énormément appris. J’ai vu beaucoup d’images, j’ai appris à construire une image. Puis, j’ai arrêté le graphisme, trop rigide pour moi, pour aller à La Cambre à Bruxelles.
J’ai intégré l’atelier « image imprimée » où j’ai appris les techniques d’impression : la lithographie, la gravure sur métal et sur bois, la sérigraphie. C’était un atelier très libre qui m’a familiarisée avec l’image imprimée. Et, je suis tombée amoureuse de l’objet livre. C’est un objet qui permet de garder les images avec soi. Il circule de manière démocratique contrairement peut-être à l’espace plus élitiste du musée.
Pendant quatre ans, j’ai fait énormément de gravure à l’eau forte. Je créais comme de la BD avec des petits personnages en noir et blanc. Puis, j’ai eu comme une épiphanie. Jean Cocteau dit dans une interview que les artistes sont un peu comme des archéologues de l’âme. J’ai l’impression d’avoir vécu cela. J’ai fait comme une plongée en moi et en ai fait jaillir toute une mythologie et une iconographie que je développe encore aujourd’hui avec les techniques du dessin, de la peinture, de la céramique.
Vous aviez un désir de livre avant même d’en faire un. Comment est né ce livre ?
J’ai toujours eu très envie de faire plein de livres. Quand je rentre dans une librairie, je regarde les livres, je les touche, je les sens. Tout m’intéresse. C’est un objet incroyable. J’adore la littérature pour enfants qui est un champ de liberté énorme.
Il y a deux ans, j’ai fait une résidence à Marseille. J’ai travaillé sur un livre jeunesse dans un atelier de gravure et de sérigraphie. J’ai envoyé ce projet à quelques maisons d’édition. J’ai aussi envoyé mon portfolio – je faisais toujours des dessins en parallèle – aux éditions Marguerite Waknine et Séverine Gallardo (ndlr, l’éditrice) m’a dit : « super ! on va faire un livre ensemble ».
Roue libre est un ensemble de dessins que j’ai fait quotidiennement pendant deux ans. Je lui en ai envoyé plein et elle a choisi comment les assembler. Ils n’ont pas forcément de lien entre eux mais forment un univers. Ce n’est d’ailleurs pas quelque chose que j’ai recherché. J’avais avant tout un désir de narrer des histoires intimes et une attirance pour le lien entre le réel et l’imaginaire.
© Fantine Isis / éditions Marguerite Waknine
Votre univers évoque diverses influences : l’enluminure médiévale, l’imagerie populaire mais aussi la littérature jeunesse. Je pense à votre magnifique roi aux ongles vernis de rouge sur un fond vert sapin qui pourrait sortir d’un livre pour enfant.
Les influences sont parfois inconscientes mais c’est vrai, j’adore les enluminures mais aussi les miniatures perses ou indiennes. Ce qui m’inspire le plus dans l’art c’est l’art brut ou l’art pariétal.
Je me pose beaucoup de question sur mon travail. Même si j’ai été dans des écoles, je veux être absolument libre dans ma manière de dessiner. Je travaille à des livres jeunesse mais je fais aussi de grandes peintures, de la céramique, des objets. J’ai plein d’envies et j’aimerais réussir à créer une passerelle entre ces deux aspects de mon travail.
Pourtant, j’ai comme l’impression de ne pas correspondre à ce que je vois dans le monde de l’illustration jeunesse. Je fais des personnages qui ne sont pas forcément identifiables. On ne sait pas très bien si ce sont des hommes ou des femmes, s’ils viennent de la Terre ou non.
Vos personnages font souvent alliance avec des animaux. J’ai beaucoup aimé l’image de cet être, vêtu d’un costume vert amande, transporté par un immense canard. Comment les imaginez-vous ?
J’ai longtemps appelé mes personnages : mes gardiens. Je crois que je les dessine pour qu’ils prennent soin de moi. Je les accroche chez moi et dans mon atelier. Ils m’accompagnent. J’ai envie qu’ils soient vivants.
Certains personnages ont un aspect autobiographique. Ils ont une petite mouche sur le visage comme j’ai moi-même un grain de beauté sur la joue. D’autres personnages reviennent souvent. Le charmeur de serpent est la figure du vieux monsieur qui raconte de vieilles histoires au coin du feu. Gustave est le nom du chien que je dessine très régulièrement tout comme un certain léopard. Les animaux sont des symboles de guide. Je puise dans mes origines égyptiennes et, plus lointaines, péruviennes. Ce sont des cultures qui ont des mythologies où les animaux ont des rôles centraux. Il y a des animaux-totem et des dieux-animaux.
Les personnages ont des gestes d’humanité (cœur sur la main, bras tendu). Ils sont vêtus de grandes bottes à talons et d’habits fantasques aux motifs très graphiques.
J’ai parfois l’impression de ne pas arriver à faire faire d’autre geste à mes personnages. Je ne suis pas une grande technicienne du dessin – je ne cherche pas à le devenir même si mon dessin s’amplifie avec le temps – mais, je crois que c’est cela qui leur donne une gestuelle singulière. C’est comme si c’était eux qui voulaient exprimer ces gestes à travers mon trait.
Mes personnages sont uniformisés. Ils ont aussi toujours un peu le même visage mais grâce à leur costume, ils se différencient. J’adore les costumes. Ils racontent leur histoire, leur personnalité, leur âme. C’est leur costume d’âme. Pour les bottes, qui sait d’où me vient cette obsession ? Ces bottes leur permettent d’avancer. Je ne sais pas où ils vont. Peut-être, vont-ils de monde en monde ? C’est comme s’il y avait toujours un grand écart entre plusieurs mondes : le monde des adultes et celui des enfants, entre le rêve et la réalité.
Ce grand écart est présent dès le titre. Roue Libre est une expression aussi bien négative (perte de maîtrise) que positive (faire avec aisance).
C’est le premier titre qui m’est venu. La roue tourne, avance, elle est en mouvement. La liberté, quant à elle, est un très beau concept. Ensemble, ces mots créent un effet poétique mais aussi un clin d’œil amusant. Des roues et des cercles sont très présents dans mes dessins. Je ne sais pas pourquoi. Il y a vraiment des symboles qui s’imposent et que je ne sais pas expliquer. Il y a toujours cette idée de monde stratifié. Des mondes dans des mondes dans des mondes est une formule qui résume assez bien la mythologie que j’essaie de mettre en œuvre.
Comment réalisez-vous vos images ?
J’ai plusieurs manières de dessiner. Soit, je réalise un dessin construit avec une idée préalable, soit je dessine sans aucune idée de façon automatique. Dans le premier cas, je pars d’une scène que j’ai en tête et que je dessine au crayon à papier. Les éléments arrivent sur la feuille comme si je faisais un collage mental. Puis, je colorise le dessin à la gouache. J’utilise de plus en plus la technique de la réserve. Je laisse des formes blanches pour amener un peu de respiration. Dans le deuxième cas, ce sont des dessins à l’encre de chine ou à la gouache sans dessin préparatoire. Les images sont plus libres.
Y a-t-il des histoires qui comptent pour vous ?
Je suis inspirée par des histoires où l’on passe d’un monde à l’autre. J’aime beaucoup l’univers des contes de fées. Peter Pan m’a beaucoup marquée. C’est l’histoire du passage de l’enfance à l’adulte et du non-désir de s’y conformer. Le monde imaginaire y est le monde des enfants perdus. On s’y raconte des histoires et on vit les histoires racontées. Chaque jour, Peter Pan va sur Terre pour aller piocher des histoires dans le monde des adultes.
Le Jardin secret (1911) de l’autrice anglaise Frances Hodgson Burnett est aussi un texte merveilleux. C’est l’histoire d’une enfant dans une grande maison qui découvre un jardin. Elle se crée, dans ce contexte réel, un monde imaginaire. Elle découvre une autre strate de la réalité. Ce n’est qu’un jardin mais elle fait pousser des fleurs et emmènera un de ses amis. C’est une magnifique histoire.
Des films ont-ils eu le même effet ?
J’adore Peau d’âne de Jacques Demy. C’est une histoire horrible mais il y a un univers esthétique fabuleux. Les costumes et les chansons sont magnifiques. Tout me fait rêver. J’ai l’impression de récupérer mon enfance. Les parapluies de Cherbourg, Les Demoiselles de Rochefort sont des films qui m’élèvent et me donnent envie de toujours vivre en musique. Ça me connecte à une joie d’enfance et à une insouciance que j’essaie de récupérer en dessinant.
Au cinéma on parle de comédie musicale, est-ce qu’on peut qualifier vos œuvres de peintures musicales ? Les couleurs vives et les motifs (points et traits) forment comme une rythmique visuelle.
C’est exactement ça ! Mon rêve un peu fou est de créer une comédie musicale. J’aimerais que mes personnages sortent du dessin pour entrer dans le réel, en mouvement, comme dans un spectacle. Finalement, on revient au tout début de notre discussion et à cet attachement à la musique.
© Fantine Isis / éditions Marguerite Waknine
Le livre se clôt d’ailleurs sur deux figures de musiciens. Que peut-on écouter avec eux ?
On écoute la BO de la Panthère Rose de Henri Mancini !
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L’artiste est à retrouver sur Instagram (@fantine.isis).
Roue libre de Fantine Isis, Marguerite Waknine éditions, 10euros.