Premier roman de l’autrice sud-coréenne Kwon Yeo-sun, Un éclair bleu azur est paru en Corée du Sud en 1996. Résolument moderne et engagé, ce grand classique vient enfin d’être traduit en français.
Séoul, années 1980. Son Mi-ok, trente ans, s’apprête à déménager, et à quitter ainsi son appartement humide. Une étape assez universelle, finalement, que la jeune femme s’attache à décortiquer. Elle ravive les souvenirs, fouille les moindres recoins de sa mémoire. Les instants et les personnes qui ont peuplé sa vie jusqu’alors reviennent, s’entremêlant les uns aux autres. Passé et présent se répondent et évoluent dans une réflexion foisonnante. Au gré de ses pensées, Son Mi-ok se confronte plus ou moins facilement aux éléments jalonnants de son existence, ainsi qu’à d’infimes détails sensoriels.
Maniant habilement sa prose, Kwon Yeo-sun développe son récit avec une acuité remarquable sur les enjeux que côtoie une petite fille, puis une jeune femme, au cours de sa construction identitaire, le tout dans le contexte politique mouvementé que connaît la Corée du Sud à la fin du XXème siècle. Un éclair bleu azur se révèle être un véritable roman d’apprentissage. Ovationné lors de sa parution en 1996, lauréat du prix littéraire Sangsang la même année, sa traduction était donc plus qu’attendue.
La famille, terrain des débuts
Dès sa petite enfance, Son Mi-ok est confrontée à des réalités – sociales, économiques, politiques – généralement tenues loin des enfants. Les membres de sa famille oscillent entre commérages, comparaisons, victimisation, volonté de régner sur les autres. L’ombre d’un grand-père « enlevé par le Nord » plane sur ces vaines batailles. À la maison, le père de l’enfant n’est là que deux mois sur douze, passant les dix autres en mer. Lorsqu’il est à terre, le temps qu’il pourrait consacrer à sa famille et à l’entretien de la maison se voit plutôt investi pour ses « plaisirs » personnels. Et ces plaisirs sont bel et bien des addictions : en premier lieu, l’alcool et le jeu.
Kwon Yeo-sun dépeint précisément ce quotidien fait de déséquilibres et de négociations permanentes. La mère de Son Mi-ok, active et déterminée, doit alors essuyer les conséquences de cette oisiveté pour que la maison tourne. Elle porte une véritable attention à ce que leurs deux filles – Son Mi-ok et sa grande sœur – puissent évoluer vers l’indépendance, dans une atmosphère passablement saine. Son Mi-ok observe les désastres causés par l’attitude paternelle. Le nombre effarant de dettes accumulées, ou le comportement violent de son père alcoolisé, gangrènent les relations familiales.
Grandir, s’ouvrir, se découvrir
Reste l’école. Il y a les cours, les autres élèves. Les autres filles, notamment. Les années scolaires passant, Son Mi-ok projette et voit se développer ses ambitions, ses doutes, ses centres d’intérêt. Avec bienveillance, Kwon Yeo-sun dresse un tableau complet des multiples réflexions de la jeune fille face aux découvertes progressives qu’elle fait d’elle-même et des autres. L’écrivaine n’omet rien de l’infinie diversité de filles, de corps, de manières d’être et de paraître – volontairement ou non – en public.
Être adulte, c’était avoir une opinion ferme sur la politique et le sexe.
Un éclair bleu azur, Kwon Yeo-sun, p.16.
Arrivée à l’université, Son Mi-ok découvre à son tour l’alcool, et le rôle dramatiquement crucial qu’il tient dans les relations sociales. Dans les cercles étudiants, le soju coule au rythme cadencé des débats politiques, qui sont bien souvent au cœur des discussions. Car le récit de Kwon Yeo-sun ne se contente pas d’explorer intelligemment la construction de son personnage principal. Avec dextérité, l’autrice va plus loin, décrivant en creux la réalité d’un pays au bord du gouffre. Si Son Mi-ok s’attelle à la compréhension de son être, de sa plus profonde intimité, elle explore aussi bien celle, plus large, des conséquences d’un système politique profondément injuste.
Qu’ont en commun les Mille et une nuits, les chants traditionnels coréens, ou encore À la recherche du temps perdu de Proust ? Ce sont autant de références avec lesquelles Son Mi-ok a grandi, et qu’elle côtoie encore quotidiennement. Ces ressources la guident, l’aiguillent sur la voie de l’analyse et de la compréhension du monde qui l’entoure. À travers leurs propres lectures et intérêts, ses camarades de classe, puis de fac, la poussent à l’introspection et à la réflexion. Ensemble, ces jeunes débattent, s’échangent les informations, avec plus ou moins de véhémence, de bonne foi, et de susceptibilité.
Incubation culturelle
Tout au long de son récit, Kwon Yeo-sun insère ainsi pléthore de références culturelles. De la littérature à la musique, de la poésie aux légendes – la marmite, l’oiseau bleu – et aux traditions ancestrales, l’écrivaine puise abondamment dans la culture populaire. Par ce biais, elle insuffle à son héroïne le moyen de développer sa connaissance du monde et son esprit critique. Lorsque Son Mi-ok participe aux manifestations contre les lois anti-travailleurs·euses, c’est certes avec ses ami·e·s, et à grand coups d’alcool dans le sang. Pourtant, elle sait qu’elle risque la prison. Si elle chante et scande dans les rues, c’est d’abord par conviction intime, et par rejet des réformes envisagées.
Kwon Yeo-sun parvient naturellement à établir un parallèle captivant entre les grands bouleversements de la Corée du Sud de l’époque, et ceux, intérieurs, que traverse Son Mi-ok durant les trente premières années de sa vie. D’ailleurs, ces remous sont, en un sens, aussi dévastateurs. Le tout résulte en un récit dense, à la chronologie dispersée. L’autrice vient chercher le sens du détail de son·sa lecteur·rice. De fait, elle soigne aussi bien la description d’une recette de kimchi, celle de l’atmosphère électrique d’une manifestation pour le maintien des droits du travail, et celle, enfin, des émois amoureux de Son Mi-ok. En fil conducteur, le présent, la chambre humide, à toute heure du jour et de la nuit.
Un éclair bleu azur est un premier roman à contre-courant. Viscérale, lucide, l’avancée de Son Mi-ok vers l’âge adulte se peuple d’amours, d’amitiés, de combats, de désillusions. Kwon Yeo-sun propose ici, tout en finesse, un aperçu de la richesse et de la clairvoyance qu’offre ce registre de la littérature sud-coréenne. Une richesse d’ailleurs récemment réaffirmée, avec la remise du Prix Nobel de Littérature 2024 à l’écrivaine Han Kang. Malgré ce succès certain et justifié, l’on ne peut s’empêcher de nuancer le rayonnement international de cette littérature, dont certaines œuvres sont encore tristement soumises à la polémique, comme en témoigne la censure actuelle et foncièrement homophobe touchant l’adaptation à l’écran de S’aimer dans la grande ville de Sang Young Park.