Figure majeure du cinéma indépendant américain de ces vingt dernières années, Sean Baker reçoit en mai 2024 la Palme d’Or du festival de Cannes pour Anora. Avec ce prix, c’est toute son oeuvre qui est mise en lumière. Dans cet élan, The Jokers Films ressort ses quatre premiers films le 23 octobre.
« Réintroduire la vie par le cinéma ». La matrice du cinéma vérité telle qu’elle est énoncée par Jean Rouch et Edgar Morin dans Chronique d’un été peut être appliquée au cinéma de Sean Baker, tout particulièrement à ses premiers films. Les films de Sean Baker donnent l’impression d’être au plus près d’une réalité captée à l’os, presque sans médiation de la part du cinéaste. Cette impression d’assister à une tranche de vie est due à plusieurs facteurs : le choix récurrents d’acteurs non professionnels, l’exploration de milieux en marge souvent ignorés par la fiction et la prise de vue dans un style documentaire et direct. Baker a évolué en marge des studios hollywoodiens et des films souvent formatés qu’ils produisent.
Le cinéma de Baker s’intéresse à des personnages prolétaires du XXIème siècle, leurs mondes, leurs désirs, leurs angoisses. Chacun de ses films sert d’occasion de plonger dans un monde bien spécifique, avec ses codes, ses références, son langage. Si ces mondes peuvent sembler éloignés, voire opposés, ils ont en commun l’exploitation des corps par le système capitaliste. Seul un de ces films se démarque de cette équation, Four Letter Words, son premier film sorti en 2000.
Four Letter Words
Une bande d’amis sortant tout juste de l’adolescence se retrouvent lors d’une fête dans les suburbs américains. Ici les personnages sont issus de la upper middle class, une jeunesse blanche et privilégiée que Baker ne filmera jamais plus. Le film est symptomatique d’une branche des film indépendants des années 90, avec Richard Linklater en figure de proue (on pense à Dazed and Confused). Soit des films qui agissent comme des formes plus digressives, où les personnages ne font pas grand-chose, si ce n’est de traîner, parler, boire et draguer des meufs.
Dans le film de Baker, on assiste à une série de débats et de conversations saoules entre de jeunes hommes mal à l’aise avec leur virginité, leur sexualité naissante, leurs désirs, à des diatribes qu’on pourrait volontiers qualifier d’« incel » (ndlr : involuntary celibate, célibataire involontaire en français). Une mise en scène de l’amitié masculine qui oscille entre véritable moments d’échanges et concours de virilité permanent.
C’est une forme d’apathie et de malaise d’une frange de la population américaine qu’on observe le temps d’une fête. Un babillage constant pour ceux qui préfèreraient sans doute ne pas s’encombrer d’émotivité, mais qui y sont tout autant astreints. D’ailleurs, les personnages féminins disséminés dans le film semblent bien plus matures, et moins ébranlés que les jeunes gars auxquels elles ont affaire. Un jeune homme se distingue dans le discours anti-système qu’il tient, à charge notamment contre Disney et ses films. Un cri désespéré jeté depuis la banquette arrière d’une voiture. Une critique acerbe du capitalisme qui détonne. On peut y entendre là la voix du jeune réalisateur, un manifeste contre les images dominantes du marché. Des images contre lesquelles son cinéma s’emploie à agir comme antidote.
Le point de départ de la filmographie de Sean Baker est donc l’examination de cette psyché américaine de la fin du 20ème siècle, fruit d’une insensibilisation due à plusieurs structures de la société. Très vite, Baker passe à autre chose. Il préfère exploiter le potentiel romanesque et social de personnages bien plus marginalisés qu’il ne l’a été. Ce qui l’intéresse, ce sont notamment les liens qui se tissent entre les oubliés d’une société américaine post-11 septembre.
Take Out
Take Out co-réalisé avec Shih-Ching Tsou en 2004, met en scène en les tribulations d’un immigré chinois sans papiers, Ming Ding (Charles Jang), travaillant dans un restaurant du quartier de Chinatown à New York. Le film se déroule sur une seule journée. Ming Ding doit impérativement rembourser une dette qu’il a contracté. Il va donc tenter d’amasser le plus d’argent possible grâce aux pourboires des livraisons.
De multiples allers retours s’ensuivent, entre le restaurant et divers halls d’immeubles, différents archétypes New Yorkais sur leurs paliers de portes. Des familles ou des célibataires, avec ou sans chien. La relation transactionnelle entre client et livreur est dépliée, les mêmes gestes sans cesse exécutés. La répétition devient le principe structurant du film. Le même itinéraire toujours repris. Une cartographie alternative de la ville se dessine avec, au centre, le restaurant chinois croulant sous les appels et les commandes. C’est la marche du capitalisme à l’œuvre, sa danse frénétique figuré par l’enchaînement de ces nombreux trajets en vélo. Le film impressionne par sa forme, tirée au cordeau, brouillant les frontières entre documentaire et fiction.
Take Out s’emploie à montrer les dessous de l’American Dream dans une société américaine post-11 septembre. Un rêve qui semble s’éloigner irrémédiablement de la réalité, synonyme de précarité, pression financière et barrière de la langue. Ming Ding et ses collègues occupent un espace interstitiel, entre là où ils sont et là où ils voudraient être. Plusieurs fois femmes et enfants sont évoqués, voués à rester hors champ. Deux mondes – la Chine et les Etats-Unis – difficilement conciliés et réconciliés, ou alors furtivement et superficiellement par le biais des transactions entre les clients et le restaurant. « Il y a toujours sur place des lieux qui cherchent des films » disait Marguerite Duras. Sans doute le lieu du film est cet espace intercalaire, entre ici et là-bas.
Prince of Broadway
Après Take Out, sort Prince of Broadway en 2008. Toujours New York. Cette fois-ci, il s’agit du fashion district de la Broadway avenue et du milieu des vendeurs à la sauvette. On y rencontre Lucky (Prince Adu) immigré sans papiers du Ghana, vendeur de contrefaçons. Une ex-copine de Lucky débarque un jour et lui laisse son fils, affirmant qu’il est le sien. C’est à son tour de s’en occuper.
Le film suit les événements avec Lucky et toutes les émotions qu’elles génèrent, la surprise, l’indignation, le découragement, l’humour. Lucky n’a pas d’autre choix que de prendre en charge ce fils qu’il rechigne à reconnaître. Comme dans Take Out, la clandestinité est ici le moteur de l’histoire. L’incursion d’un bébé dans un milieu non-adapté crée une forme de comédie burlesque. Le Prince of Broadway est aussi bien Lucky (Prince est le vrai prénom de l’acteur) que son fils, qui reste pendant une majeure partie du film un personnage sans nom. Un petit prince héritier d’un royaume fragile, fait de faux semblants.
La nature factice des choses autour des personnages vient aussi contaminer les relations. Parallèlement à l’histoire de Lucky, on découvre son employeur, un immigré arménien, Levon (l’acteur Karren Karagulian que l’on voit également apparaître dans Four Letter Words et qui collabore sur quasiment tous les films de Sean Baker) marié depuis quelques années. Sa relation avec sa femme se détériore progressivement. Elle lui rappelle que le mariage était uniquement une affaire de papiers, ce qu’il conteste. Est-ce qu’une union transactionnelle peut faire gage de vraie histoire d’amour ? L’ambiguïté demeure.
La précarité économique s’accompagne d’une précarité émotionnelle. Pour Lucky et Levon, il faut surtout continuer à se lever tous les jours pour vendre les contrefaçons. Pour gagner de l’argent. Travailler. Comment faire tenir dans une même journée des objectifs financiers et de réussite sociale avec les impératifs des relations qui traversent leurs vies ? La véritable nature des relations pour les personnages du Prince of Broadway est une énigme, engluée dans la marche du quotidien et une réalité marchande avant tout. Comment l’amour (romantique, filial, amical) peut-il trouver sa place dans un système capitaliste ? Une question qui travaille toute l’oeuvre de Sean Baker.
Starlet
Starlet (2012) raconte l’amitié entre deux personnages, a priori sans lien apparent. Le film se déroule en Californie, dans la vallée de San Fernando. Jane (Dree Hemingway) est une jeune actrice porno de 21 ans et Sadie, une retraitée de 85 ans (Besedka Johnson). Un jour, Jane achète à Sadie, lors d’un vide grenier, un grand thermos. Une fois rentrée, elle découvre de l’argent liquide amassé dans celui-ci, quelques milliers de dollars.
A la suite de cette découverte, Jane commence à fréquenter Sadie, sans rien dire sur l’argent trouvé. Avec Starlet, Sean Baker signe sa première incursion dans le monde du travail du sexe, théâtre de ses prochains films. Le film marque une transition dans sa filmographie, avec une ambition dramatique plus prononcée, s’éloignant d’une forme de rigueur documentaire des films New Yorkais. Starlet clôt le premier cycle de travail de Sean Baker et inaugure le second (Tangerine, Florida Project, Red Rocket, et enfin Anora).
La question de la marchandisation de nos relations sous-tend l’histoire de Starlet. Est-ce que Jane est véritablement l’amie de Sadie ? Ou est-elle plutôt dans une forme d’hyper performance de l’amitié ? Le film n’apporte pas plus d’éclaircissements que cela. Baker a tendance à ne jamais trop psychanalyser ses personnages et à les saisir plutôt comme des corps façonnés par les espaces et environnements qu’ils traversent. La réussite du film tient à l’alchimie qui s’opère entre Jane et Sadie. Sadie est d’abord méfiante, mais va progressivement laisser Jane entrer dans sa vie. Leur relation devient un espace protégé du regard des autres. Celui que l’on subit en tant que jeune femme (Jane) ou vieille dame (Sadie). Deux générations, deux pôles de l’expérience féminine réunis.
L’amitié devient un puissant moyen de se libérer et de transcender les assignations qui nous figent. Le réalisme de la mise en scène s’articule avec une dimension sentimentale plus assumée. Un sentimentalisme qui tient d’une façon de concevoir la société depuis les marges, à la fois depuis et en dehors des environnements et rapports de pouvoirs et transactionnels qui nous façonnent. Comme dans Prince of Broadway, Sean Baker adopte le gros plan pour scruter et donner corps à ses personnages. L’intimité se retrouve dans cette proximité que l’on partage avec les visages des comédiennes.
Le premier cycle des films de Sean Baker permet de sonder les intimités contemporaines qui émergent de la société américaine, et de la violence du système capitaliste. L’occasion de (re)découvrir en salles le travail d’un cinéaste doté d’un grand sens de l’observation et du récit, et d’un goût prononcé pour ceux qui constituent les marges.