Dans Deux femmes, deux déesses, Réha Galanaki coud ensemble deux récits, bien distincts, polarisés par le tragique de l’existence. Un labyrinthe, une statuette, deux amours, les franges de la folie.
Autrice née en Crète, Réha Galanaki vit dans le berceau de la démocratie et du théâtre grec. Elle lit, écrit, réécrit, transforme les récits pour en interroger les fondations, les points de vue, les effets de narration. Ses œuvres sont traduites dans plus d’une dizaine de langues. Deux femmes, deux déesses, traduit par René Bouchet, propose le difficile exercice de la réécriture de deux trajectoires. D’une part, celle d’Ariane, figure du mythe antique de Thésée et du Minotaure ; de l’autre, Giannoulis Chalepas, l’histoire réelle d’un sculpteur grec du début du 20ème siècle.
Prêtresse du tissage et des fils, je sais bien que même les fils parfois se révoltent. Ils n’obéissent pas au dessin, au tissage de certaines histoires singulières. Même le fil le plus solide à trois brins. Quelquefois, lui aussi peut se scinder en trois, et chacun de ses brins suit alors une autre route, jusqu’à ce qu’il se mêle, par hasard et sans grâce, malencontreusement, pourrait-on dire, à ce qui se trouve devant lui.
Deux femmes, deux déesses – Réha Galanaki
Double réécriture
La réécriture mythologique du mythe de Thésée du point de vue d’Ariane est la première partie du livre. Réha Galanaki change de point de vue pour donner à voir cette histoire racontée depuis des siècles. Thésée n’aurait jamais remporté le combat dans le labyrinthe sans Ariane et son fil tressé. Fille de Pasiphaé et petite fille d’Europe, Ariane devient ici la narratrice de sa propre histoire. Elle livre sa version des faits et n’apparaît désormais plus comme le jouet du destin. Une passion ravageuse l’anime, certes. Cependant, l’autrice la fait rester maîtresse de ses pensées. Elle met des mots sur la tragédie qui lui fait perdre son frère et son amant parti dans les bras de sa sœur.
Dans la deuxième partie, l’autrice change complètement de trame narrative. Nouveau personnage. Elle suit le parcours biographique de Giannoulis Chalepas (1851-1938). Ce sculpteur de marbre et d’argile a eu une vie dense et secrète. Il a appris son art, a gardé des troupeaux de brebis puis, après une rupture amoureuse, est interné à l’asile de Corfu. Il y reste pendant presque quatorze ans. À sa sortie, il retourne vivre à Tinos puis à Athènes. Les passages qui décrivent la création de l’artiste sont importants. Ils captent quelque chose de la fragilité des œuvres et de la nécessité pour celui qui crée de créer. On lui refuse de travailler le marbre. Sa mère voit dans son art la cause de sa folie. Cependant, il ne s’arrêtera pas de sculpter. Alors, il récolte, peu à peu, des poignées d’argile dans la nature. De ses mains, il donne naissance à une statuette d’argile rouge : Athéna bergère, autre figure grecque.
Vous avez confondu en une même statue d’argile la déesse Athéna et une jeune bergère (…). Vous avez osé réunir dans une même figure féminine la servante sagesse d’une guerrière avec la sagesse pacifique d’une villageoise, pour les mettre sur un pied d’égalité.
Deux femmes, deux déesses – Réha Galanaki
Ces deux histoires se déroulent à des époques très éloignées et sont racontées dans des types de narration radicalement différentes. On appréhende alors le choix de l’autrice d’accommoder ces récits dans un même livre. Pourtant, l’autrice parvient à les faire résonner. Prises dans un déterminisme implacable, les deux personnages donnent du sens même au tragique en racontant leur histoire. Deux femmes, deux déesses est un récit à deux branches qui surprend, déstabilise mais réussit des propos justes sur l’inexplicable condition humaine : « J’entends par là votre monde intérieur, la confrontation avec votre âme. Ce douloureux, énigmatique, mais aussi magnifique combat ».