Et si Hamlet était une femme ? C’est l’enthousiasmant parti pris de la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy, qui dépoussière la célébrissime pièce de William Shakespeare.
C’est une pièce dont le succès ne connaît pas la crise : cinq cent ans après sa création, l’histoire tragique d’Hamlet, prince du Danemark né dans l’esprit de Shakespeare, est encore la plus jouée du monde. On peut même la retrouver ces temps-ci dans Rue du conservatoire, réjouissant documentaire que la réalisatrice Valérie Donzelli consacre à la prestigieuse école d’art dramatique et dans lequel les jeunes comédiens clôturent leurs parcours d’étudiant… par une représentation d’Hamlet.
Comment, dans ces conditions, réinventer une pièce vue, revue, et pastichée jusque dans la série d’animation Les Simpson ? En faisant d’Hamlet une femme, semble nous répondre la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy, qui transpose l’univers shakespearien dans notre époque contemporaine. Il faut imaginer : nous sommes en 2024, le prince du Danemark est incarné par la comédienne Clotilde Hesme, joues creusées, vêtements noirs et silhouette androgyne — la metteuse en scène l’a imaginée comme un alter ego d’Orlando, le personnage transgenre de Virginia Woolf. Loin des châteaux princiers, le drame se passe dans un appartement.
Curieusement, la magie opère. Tandis qu’est projeté sur scène le visage inquiet du fantôme du père (Loïc Corbery, dont le phrasé ne cessera jamais de nous émerveiller), la jeune Hamlet — un personnage la mégenre au début de la pièce, il est rapidement corrigé par les autres protagonistes — prend conscience du drame qui s’opère. Comme dans la pièce originale : l’oncle a tué le père, avant d’épouser la mère du jeune prince (au féminin). Il voudrait l’envoyer loin, mais cette dernière, rageuse, ne se démonte pas : elle ne va nulle part et, mieux encore, entend bien faire avouer son crime à l’oncle. Si le texte est resté le même (la metteuse en scène assume, à la marge, quelques modifications), la langue, tous comme les enjeux de la pièce, paraissent éminemment actuels.
Sororité
C’est sans doute le tour de force de ce Hamlet au féminin : loin d’être seulement cosmétique, ce nouveau genre du héros appuie sur la violence patriarcale (le parricide), déjà présente dans le texte et subie par le prince. Les dialogues d’Hamlet avec sa mère — qui, dans cette mise en scène, n’est plus un soutien inconditionnel de Claudius, l’oncle qu’elle a épousé et se questionne beaucoup sur sa culpabilité —, prennent une autre dimension. Et rappellent, en creux, le discours féministe, qui soutient que le foyer conjugal n’est pas un refuge mais peut-être le lieu de la violence. Christiane Jatahy fait du prince Hamlet une femme, et donne en même temps de l’épaisseur à toutes les personnages féminins, largement sous-employés dans la tragédie de Shakespeare.
Plus passionnant encore, le rapport qu’Hamlet entretient avec son propre désir de vengeance. Sans cesse projetés sur des écrans ou sur les murs du plateaux, les fantômes que voit l’héroïne accompagnent et mettent en perspective ce désir de vengeance. Hamlet, toujours en noir, est en colère, angoissée, et entourée des songes des autres… mais plus tout à fait éblouie par sa propre violence. Tant et si bien que, lorsqu’à l’issue de la pièce, quand elle finit bel et bien par assassiner Polonius, elle regrette instantanément son geste et la vengeance perpétue la tragédie. Comme si, d’un coup, le théâtre, par la mise en scène, pouvait dénoncer et donc mettre fin à ce cycle infernal et perpétré depuis cinq cent ans.
Hamlet — Dans les plis du temps, d’après William Shakespeare. Par Christiane Jahaty, avec Clotilde Hesme. Au Cent-quatre à Paris du 10 au 20 octobre 2024. Durée : 2h. Spectacle en français (avec passages en portugais surtitré). En tournée du 20 au 22 novembre à la Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale et les 6 et 7 décembre à DeSingel, Anvers.