LITTÉRATURE

« Un désir démesuré d’amitié » – Affection, tendresse, compagnonnage 

détail photo de Donna Gottschalk, 1971, NY © Galerie Marcelle Alix

Quelle forme peut prendre une famille dont on aurait choisi chacun des membres ? Un désir démesuré d’amitié d’Hélène Giannecchini est l’expérimentation concrète et documentée de la puissance des alliances amicales.

Écrivaine, théoricienne de l’art et commissaire d’exposition, Hélène Giannecchini a dédié une grande partie de son travail à la photographe Alix Cléo Roubaud. Directrice du Fond Alix Cléo Roubaud, elle lui a consacré sa thèse ainsi que son premier livre, Une image peut-être vraie (2014). En 2020, elle publie son deuxième livre, Voir de ses propres yeux (2020), une histoire fascinante de l’anatomie et du corps mort. Sans hésitation et avec empressement, on ouvre Un désir démesuré d’amitié un nouveau dialogue entre littérature et photographie. Hélène Giannecchini livre une histoire politique de la lutte féministe, trans et homosexuelle, le récit de la rencontre avec la photographe Donna Gottschalk et une pensée incarnée de l’amitié. Mêlant désir et pensée, elle témoigne de la possible subversion de nos modes de vie. 

An army of lovers

Parler sans fard des liens pluriels qui nous constituent n’est pas chose aisée. Pourtant, c’est ce que propose Hélène Giannecchini en jouant cartes sur table. Elle a grandi dans une famille hétérosexuelle s’écartant pourtant du modèle nucléaire. Elle vivait avec trois parents. Une mère et deux pères. Néanmoins, cette histoire n’est pas suffisante.

Connaître ma famille ne m’a pas suffi. J’ai eu besoin d’une autre filiation pour prolonger et augmenter la première, pour parfois la déjouer aussi  ; d’une filiation qui n’a plus rien à voir avec le sang. J’ai cherché les personnes qui, avant moi, ont construit leur vies selon les mêmes désirs et aspirations.

Un désir démesuré d’amitié – Hélène Giannecchini

Retraçant son roman familial, elle en questionne son évidence et sa primauté. Si une famille repose sur un roman c’est bien le signe qu’elle est, avant tout, une fiction. Elle n’existe qu’à la condition de s’appuyer sur un récit qui la fonde, sur des voix qui la racontent, sur des vies qui la transmettent. Lesbienne, elle ressent la nécessité de s’inscrire dans d’autres histoires. Le manque de modèles identificatoires, cause d’une violence réelle, barre l’accès d’un futur à imaginer.

« Trait d’union entre les générations », l’amitié constitue des relations affectives autant que des généalogies intellectuelles. Pour cela, la langue anglais a un mot, kinship, qui ne désigne pas seulement les liens de parenté mais bien l’ensemble des liens affinitaires qu’il est possible de créer. L’autrice partage les jalons de son autre histoire, une histoire queer, tissée de ces connexions amies. Elle fait part de récits qui font d’autant plus sens qu’ils incluent celles et ceux qui s’y reconnaissent.

« On s’attache parfois à une histoire grâce à un détail qui résonne avec notre propre vie. Ces échos intimes sont arbitraires, subjectifs et pourtant tellement forts. » Ces histoires, souvent clandestines, pallient une souffrance en donnant des représentations d’autres manières de vivre la vie. Elles réactualisent une mémoire et donne accès à d’autres généalogies. Elles envoient des messages, depuis le passé, pour éclairer ce qui s’invente au présent.

Souviens-toi

« Je demande d’autres boîtes, je compulse des dossiers, des articles, des photographies, je prends des notes et recopie des phrases. »  Plongeant les mains dans les vieux papiers et les photos jaunies, Hélène Giannecchini prend le temps d’un travail de recherche documentaire dans les archives queer et lesbiennes. Elle focalise tout particulièrement son attention sur les documents des années 1960, 1970 et 1980. Forant l’épaisseur historique, elle ramène à la surface les signes de vies oubliées car minoritaires.

Cette investigation navigue entres les pensées et les images. Les philosophies de Audre Lorde, Judith Butler, Michel Foucault, Monique Wittig sont actualisées et mises à l’épreuve du réel. Les images – fixes ou animées, anonymes ou identifiées – agitent le texte de l’intérieur. L’autrice vit avec elles. Elle les épingle au dessus de son bureau. Elle noie son regard dans ces photographies. Grand nombre d’entre elles sont de l’artiste américaine lesbienne, Donna Gottschalk. Après lui avoir consacré une exposition à la galerie Marcelle Alix en 2023, Hélène Giannecchini raconte ici le voyage aux États-Unis et la rencontre émue avec cette femme.

Par la fenêtre, je regarde le jour se lever et les arbres alourdis par la neige apparaître. Il n’y a personne, tout est silencieux et, dans ce paysage du Vermont entièrement blanc, les paroles de Donna résonnent encore. Je pense à ces photographies, à Marlene l’Amazone et Myla la mélancolique, à toutes celles qu’elle a photographiées et qui, désormais, m’accompagnent. 

Un désir démesuré d’amitié – Hélène Giannecchini

Faire famille. Constituer une constellation de liens choisis et multiformes. Repenser l’amitié sans toujours la distinguer de l’amour ou de la filiation. Générer des généalogies plurielles et documentées. Un désir démesuré d’amitié est un précipité vivace où la pensée théorique réagit au contact d’images et d’amours vécues. L’écriture d’Hélène Giannecchini a ceci de remarquable qu’elle allie limpidité de style, précision d’enquête et sincérité littéraire.

Un désir démesuré d’amitié d’Hélène Giannecchini, éditions du Seuil, 21euros.

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