LITTÉRATURE

« Étreintes » – Peut-on faire œuvre de consolation ?

© Derek Shapton

Roman d’une lignée familiale qui traverse le 20ème siècle, Étreintes d’Anne Michaels saisit le flux vital souterrain qui court et connecte, entre elles, quatre générations. 

Placé sous l’égide de la pensée de Charles Darwin, ce roman fait de l’« organisme unique » qu’est l’humanité, son personnage principal. Anne Michaels fait jaillir – depuis le fond vivant d’une fresque historique qui s’étend de 1902 à 2025 – des destinées aux ramifications intriquées. Devant le terrassement des guerres, la disparition d’êtres chers, la douleur des corps, les êtres s’attachent aussi à repenser le mystère de l’invisible, la puissance des sciences et la force de l’amour, malgré tout.

Après La mémoire en fuite (1996) et Le Tombeau d’hiver (2009), Étreintes est le troisième roman de l’écrivaine canadienne. Il est traduit en français aux Editions du sous-sol. D’abord reconnue et récompensée pour ses recueils de poèmes, Anne Michaels explique que la fiction est un lieu qui lui permet d’approcher, avec plus de précision, les questions propres à notre condition, sans les réduire ni les caricaturer.

Nous nous figurons l’histoire comme une série de bouleversements. (…) Mais parfois l’histoire n’est que (…) continuelle convergence d’histoires qui se déroulent trop rapidement ou trop graduellement pour qu’on arrive à les suivre.

Etreintes d’Anne Michaels

Différence et répétition

John, soldat anglais enrôlé pendant la guerre de 14-18, rentre en 1920 amputé d’une jambe. Il retrouve Helena qu’il a rencontrée et tout de suite aimée avant sa mobilisation. Surmontant l’horreur vécue, il parvient à rouvrir son studio photographique. Il réalise des portraits de famille après un conflit qui a mutilé les corps. Pourtant, la narration bondit. John mort, on retrouve Helena des années plus tard, seule, qui élève sa fille, Anna. Plus grande, Anna devient infirmière. Amoureuse de Peter, un chapelier marxiste, elle donne naissance à Mara. Cette dernière poursuit la vocation familiale. Elle devient médecin dans des zones de conflit. Avec Alan, journaliste, elle a une fille qu’elle prénomme comme sa mère, Anna. Anna est la dernière de la lignée. Elle vit en Finlande en 2025.    

Relatant cette période de cent quinze ans, Anne Michaels ne cherche ni l’exhaustivité ni la stricte chronologie. « Elle aimait les livres qui semblaient recommencer au milieu, comme la vie le faisait souvent » écrit-elle à propos d’un de ses personnages. Elle aussi s’autorise des sauts dans le temps et des retours en arrière pour raconter le destin mêlé de ces êtres. Au fil des chapitres, les personnages, un à un, apparaissent, disparaissent, reparaissent. On ouvre une fenêtre. On est au creux d’une vie. On en ouvre une autre. On est catapulté des années avant ou après. Quatre générations. Quatre femmes. Quatre histoires d’amour.

Déjà je me languissais de cette dévoration : être fasciné par la vie ordinaire de ton corps, je me languissais de me noyer dans chaque détail anodin, chaque geste, ta façon de tenir un verre, ou un stylo, un couteau et une fourchette, ouvrais-tu un magazine pour le lire depuis la couverture jusqu’à la dernière page ou commençais-tu par la fin. (…) Comment peut-on percevoir tout ce potentiel, ce merveilleux mode de l’irréel, dans l’espace infini de quelques secondes ? Et pourtant, je savais ceci : j’avais la certitude sauvage que tu détenais le secret de mon avenir.

Etreintes d’Anne Michaels

Présence et hantise

Flirtant avec le fragmentaire, Étreintes prend la forme du romanesque. Si l’autrice raconte l’horreur, l’absence ou la solitude jamais elle ne fait le jeu du morbide. Elle opte pour une écriture de la douceur qui plonge dans le quotidien de ses personnages. À l’aide d’une observation fine des choses, elle décrit matières, souvenirs d’enfance, anecdotes. Il y a cette erreur volontaire que laissaient les épouses des marins dans leur tricot pour pouvoir identifier le corps de leur bien-aimé s’il était rapporté par la mer. Ou encore ces fantômes qui apparaissent pendant la révélation auprès de ceux venus se faire photographier. Les phrases – flashs descriptifs – accolent des objets et des sensations à des réminiscences. Dans ces vies qui font la grande Histoire, une hantise et un mystère affleurent à l’orée du réel sans jamais se dévoiler. 

Saga familiale morcelée, Étreintes est un geste littéraire humaniste où le temps et les corps s’embrassent. Anne Michaels explore l’amour comme « conversation qui devrait durer toute la vie » et l’art comme rempart possible à notre solitude.

Étreintes d’Anne Michaels, traduction Dominique Fortier, éditions du sous-sol, 23euros.

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