Au XXᵉ siècle, le Chelsea Hotel compte parmi les hôtels les plus fascinants de New York. Victime d’un grand projet de modernisation, il ferme ses portes en 2011. Sept ans plus tard, Joe Rohanne et Maya Duverdier reconnaissent la façade de l’hôtel emblématique. Iels parviennent à se faufiler dans la bâtisse et à en découvrir les dessous. C’est ainsi que naît Dreaming Walls.
Mythique lieu d’art et de décadence du siècle dernier, le Chelsea Hotel jouit, à ce jour encore, d’une certaine renommée. Repère de nombreux artistes de passage, il est réputé pour son atmosphère créatrice. Passage phare de nombreux personnages éminents, il connait un récent chantier, visant à lui donner un nouvel éclat. Mais est-il bienvenu d’effacer l’héritage d’un lieu chargé d’histoire, pour en faire un hôtel de luxe ? Ses habitants de longue date sont partagés, entre enthousiasme et grande déception. Dreaming Walls rend vie à une époque révolue, tout en présentant la modernité qui s’installe.
Cette réalisation s’articule en deux temps. D’un côté, celui d’il y a 70 ans, le retour aux origines grâce aux archives et à la mémoire des derniers occupants. De l’autre, celui du présent, au milieu des constructions et des aménagements, espérant tirer du passé glamoureux de l’hôtel un profit fulgurant. L’endroit où Patti Smith aimait « suivre les traces des grands » risque de perdre de son panache, de son authenticité.
Stanley Bard, monument du management
Maître des lieux pendant plus de quarante ans, Stanley Bard connaît l’hôtel et ses habitués depuis toujours. Son père faisait déjà tourner la bâtisse, alors que Stanley apprenait seulement à marcher. Véritable vedette, Stanley accueille, divertit et fidélise ceux qui vivifient le Chelsea. Ce sont des générations de clients qui passent et repassent par l’hôtel entre 1964 et 2007, partiellement pour son manager. Connu pour accepter des modes de paiements aléatoires – toiles et sculptures comprises – Stanley investit dans la carrière de ses clients les plus créatifs. Doté d’un certain flair pour le talent, il a ainsi permis à Miloš Forman de loger à moindres frais lors de son arrivée aux États-Unis.
Invité par ce dernier à lui rendre visite à New York, Jean-Claude Carrière écrit : « Le Chelsea attirait, comme une grotte féerique, des personnages venus de tous les mondes. (…) Nous y avons connu de doux retraités et des hurleurs, des prophètes, des silencieux, des anonymes parlant une langue inconnue et même un gourou indien à la barbe grise. »
Leonard Cohen trouve dans l’hôtel new-yorkais l’inspiration pour son titre “Chelsea Hotel #2 ” qui conte sa nuit d’amour avec Janis Joplin dans une chambre du Chelsea. Ethan Hawke réalise un film éponyme, Bob Dylan, Jane Fonda, Russell Brand ou encore Stanley Kubrick y résident un temps ou un autre.
Mise à mal du patrimoine
Mais lorsque Stanley Bard est déchu de sa position en 2007, la renommée chaleureuse du Chelsea Hotel se perd. Sa famille ne détenant que 40 % des parts de l’hôtel, les deux autres propriétaires sont en mesure de le pousser dehors. Ils en profitent pour destituer de ses fonctions le légendaire manageur de l’hôtel — depuis 1964 — et confient la gestion de l’hôtel à une société tierce. Permettant ainsi d’écarter son éventuelle opposition de Stanley aux travaux de modernisation de l’emblème new-yorkais. Dès lors, le Chelsea perd de sa superbe et l’âme bohème du lieu est remplacée par un projet d’hôtellerie de luxe.
Dans Dreaming Walls, la caméra de Joe Rohanne et Maya Duverdiersuit un mouvement perpétuel : celui des ouvriers, œuvrant à aménager ce qui deviendra le nouvel opus du Chelsea Hotel. Les chantiers se multiplient aux portes des locataires, contraints de s’adapter aux chantiers qui se multiplient à leurs portes. Il y a ceux qui se réjouissent d’un nouveau souffle et ceux qui craignent la destruction d’un héritage centenaire. Une ancienne danseuse, un peintre, une photographe, des italiens, des anglais, des français et des allemands. Une richesse culturelle, qui menace de s’écrouler avec son passé historique.
Une réalisation habile
Le documentaire est à la fois une célébration du passé de l’hôtel, une ode à ses occupants actuels et une ouverture sur son avenir incertain. L’opportunité de laisser aux fantômes la possibilité d’apparaître au grand jour une dernière fois. L’occasion aussi, pour les habitants, de s’exprimer avant que les choses ne changent pour toujours.
Les réalisatrices parviennent à peindre un portrait inédit d’une bâtisse au passé chargé. L’amour qu’elles portent à ses locataires résistants est indéniable. Elles contribuent ainsi à perpétuer la mythologie du lieu afin qu’il continue à traverser les ères. La réalisation s’attarde notamment sur les traces du temps, tant sur le bâtiment, que sur l’esprit vif de ses habitants. Filmés en portraits individuels, leurs quotidiens se croisent pourtant. Ils semblent alors former une collectivité d’âmes artistes au sein de l’immeuble aux anecdotes infinies.
On ressent dans la construction de Dreaming Walls – qui porte bien son nom – une certaine nostalgie d’un temps passé. Les plans glorifient les habitants résistant le projet de modernisation. Ceux qui s’y plient, sont dépeints d’une façon plus acariâtre. Cette dualité souligne le point de vue idéaliste d’une bohème qui n’est, rappelons-le, pas qu’idéale. Un meurtre (celui de Nancy Spungen), des dépressions, de la drogue et bien d’autres réalités moins reluisantes constituent également l’héritage de cet endroit aux mille histoires.
Parfois ce sentiment prend le dessus : la chimère d’un passé mystifié, la vision onirique d’un idéal artistique. Il n’en reste pas moins que cette réalisation est gracieuse tant par ses plans et ses dialogues que par son cœur architectural.
L’hôtel et son capital bohème
Le documentaire parvient à embarquer le spectateur dans une dernière balade poétique au cœur du passé artistique du Chelsea Hôtel. Il se concentre davantage sur la destruction d’une histoire idéalisée que sur le processus de gentrification qui s’opère à New York. Mais le titre l’indique avec justesse, c’est un film sur « ses habitants et leurs rêves ». L’aspect onirique, justifié, prend alors tout son éclat. On prend plaisir à le voir perpétué à travers des témoignages touchants, riches en références au siècle dernier. Andy Warhol, Janis Joplin, Leonard Cohen ou encore Mark Twain sont passés par ces murs, qui abritent à ce jour encore, certains vaillants résidents de l’ancien temps.
Dreaming Walls, un documentaire de Joe Rohanne et Maya Duverdier. À découvrir dès le 28 août 2024 au cinéma.