Chaque mois, un·e rédacteur·ice vous propose de revenir sur un film qu’iel considère comme culte. Classique panthéonisé ou obscure pépite disparue des circuits traditionnels de diffusion, le film culte est avant tout un film charnière dans le parcours cinéphile de chacun·e. Ce mois-ci, c’est Ténèbres (1982), un giallo de Dario Argento, qui est honoré.
L’écrivain américain Peter Neal (Anthony Franciosa), spécialisé dans le polar à succès, s’envole pour Rome afin d’assurer la promotion de sa dernière création intitulée Tenebrae. En Italie, une série de meurtres accompagne curieusement le succès de son ouvrage, qualifié sur son bandeau de « polar (« giallo ») de l’année, peut-être de la décennie ». En effet, dans la bouche de la première victime, l’assassin glisse des pages arrachées d’un exemplaire du best-seller. Les cadavres s’amoncèlent tandis que l’enquête menée par l’inspecteur Germani (Giuliano Gemma) piétine. Avec Ténèbres, Dario Argento est au sommet de son art. Il signe de nombreuses et spectaculaires scènes de tension, qui aboutissent souvent aux assassinats baroques dont il a le secret.
Aux limites du genre
En 1982, Dario Argento vient d’enchaîner deux chefs-d’œuvre avec Suspiria (1977) et Inferno (1980). Abondants en audaces esthétiques et narratives, ces deux films constituent les premiers volets de la Trilogie des Trois mères. Celle-ci ne s’achèvera qu’en 2007 avec le très décevant La terza madre. Suspiria et Inferno s’éloignaient, par leur dimension fantastique et opaque, du genre du giallo. Argento s’était en effet imposé comme l’un des maîtres du genre avec sa trilogie animalière du début des années 1970 — L’Oiseau au plumage de cristal, Le Chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris — puis avec Les Frissons de l’angoisse en 1975.
Ténèbres renoue avec le genre et les codes initiés par Mario Bava dans les années 1960. Un tueur aux mains gantées sévit, le plus souvent à l’arme blanche. Les femmes sont régulièrement ses cibles privilégiées. Les thématiques du traumatisme, de la paranoïa et de l’ambiguïté de la vision sont fondamentales. Dans ce genre hyper stylisé et sanglant, dont les relents misogynes sont largement critiquables — le film évoque frontalement ce point — mais déjà balisé par de nombreux clichés et des scénarios désormais attendus, Ténèbres apparaît comme une œuvre somme, mais n’est pas exempt de défauts.
Dans Ténèbres, il est par exemple difficile de croire en la fausse-piste que tente de vendre le scénario — ce qui n’empêche pas le mystère autour de l’identité du tueur d’exister. Quelques facilités et invraisemblances posent également problème. Parmi celles-ci, l’inconsistance de nombreux personnages peut entraîner une difficile suspension de l’incrédulité. Au sujet du jeu, il faut mentionner l’habituel souci que l’on trouve dans de nombreux films italiens à casting internationaux. Puisqu’au tournage, chacun des interprètes semble dire ses dialogues dans sa langue natale — l’italien pour les un.e.s, l’anglais pour les autres —, il existe deux versions dont aucune n’est vraiment originale. En effet, dans les deux cas, une bonne moitié des interprètes est nécessairement postsynchronisée, non sans une certaine maladresse.
À l’ombre de Berlusconi
Dans son autobiographie (Peur, Rouge Profond, 2014), Dario Argento raconte un peu le processus d’écriture du film. Il dévoile notamment un aspect invisible, mais déterminant. Il avait imaginé que Ténèbres se déroulait trente ans après « une guerre nucléaire [qui] avait réduit de manière drastique toute l’humanité ». Ceci amène le film dans une forme d’irréalité désolée, où même les lieux publics normalement animés semblent factices, comme atrophiés de toute vie. Du reste, le film se déroule la plupart du temps dans des quartiers résidentiels (très) bourgeois et quasiment déserts. Rome est une ville fantôme, éloignée de l’Italie carte postale que l’on peut voir avec Florence dans Le Syndrome de Stendhal (1996).
Les assassinats se tiennent souvent dans des décors somptueux, grandioses et — paradoxalement — lumineux, mais à l’architecture si moderne qu’elle en est impersonnelle et froide. Elles sont en outre porteuses d’une insidieuse charge politique. C’est en effet dans le quartier de l’EUR qu’Argento pose ses caméras pour de nombreuses séquences. Ce quartier romain, dont la construction commença dans la seconde moitié des années 1930, avait une double vocation. La première, célébrer les 20 ans de la marche sur Rome. La seconde, accueillir l’Exposition Universelle de 1942 — d’où le nom de ce quartier, acronyme de « Esposizione Universale di Roma ». C’est donc dans des décors marqués par le fascisme italien qu’une grande partie du film se déroule.
En guise d’actualisation de ce sujet, un journaliste à la télévision pointe du doigt la corruption qui bouffe l’Italie de la fin des années de plomb. Une anecdote mérite d’être mentionnée à ce sujet. Dans le film, Veronica Lario, future épouse de Silvio Berlusconi, interprète Jane, l’ex-femme de Peter Neal. À cette époque, le futur président du Conseil italien, aux rapports pour le moins ambigus avec le fascisme — et jusqu’à sa mort, puisqu’il sera déterminant dans l’arrivée au pouvoir de l’actuelle présidente, Giorgia Meloni — est un homme d’affaires qui fait principalement son business dans la télévision. Or, dans les années 1990, une scène de Ténèbres — facilement identifiable pour le spectateur — comprenant l’actrice sera systématiquement censurée à la demande du puissant Berlusconi lors des diffusions télévisées du film.
Objectif Lune
Pour Ténèbres, Dario Argento retrouve Luciano Tovoli, directeur de la photographie, déjà vu à l’œuvre dans Suspiria. Prenant le contre-pied de ce dernier film, Tovoli explique avoir voulu « faire un film lunaire », c’est-à-dire, très peu coloré. Cette séquence où la jeune Maria se fait pourchasser par un chien est exemplaire. De nuit, elle parcourt, haletante, un parc baigné d’une pleine lune particulièrement resplendissante. La valeur large du plan montre à la fois son isolement, mais aussi son manque de solution. On ne peut pas se cacher, on ne peut pas fuir.
Car c’est au fond ce qui caractérise beaucoup de personnages. Ce sont tous·tes des victimes en puissance dont les comportements les réduisent à des pantins de la pulsion voyeuriste du tueur. Un peu à l’instar d’un autre sordide meurtrier vu dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon en 1969, le coupable de Ténèbres prend en photographie toutes ses victimes. Un mouvement fétichiste finalement similaire à celui qu’effectue le metteur en scène de cinéma, a fortiori l’auteur de gialli.
En effet, il y a une jubilation morbide et presque sadique dans le film. Dans la musique notamment, élément toujours capital — et détonnant — chez Dario Argento. Après les premières collaborations avec l’illustre Ennio Morricone, le cinéaste romain s’est tourné vers le groupe de rock progressif Goblin. Devenu culte avec les bandes originales des Frissons de l’angoisse et de Suspiria, Goblin, désormais séparé, se reforme pour Ténèbres. Seul un des quatre membres manque à l’appel. La musique, signée individuellement, électro, est typique des eighties et beaucoup plus nerveuse que ses aînées. Son usage dynamise les scènes de tension et de meurtre.
Vertige de la mort
Se cacher, et ainsi échapper au meurtrier, s’avère impossible, ce que quelques plans en plongée mettent largement en valeur, comme lorsque Maria pénètre accidentellement dans la villa du tueur. Elle s’enferme — s’enterre — d’abord dans une cave, avant de ressortir par une autre porte. Là, un escalier la conduit vers une grande pièce luxueuse, décorée avec des plantes et des canapés. Cet espace spacieux, ouvert, donne sur un immense jardin avec une piscine. Sous la caméra de Dario Argento, la propriété devient un lieu vertigineux, caractéristique du cinéaste, déjà remarquée avec Phenomena. Cette impossibilité de fuir est ainsi soulignée par les plans subjectifs du tueur poursuivant sa victime. La profondeur du champ, inatteignable, sans cesse obstruée par des plantes, des murets, des barrières ou des fenêtres, est en effet appuyée par le choix du cadre, le 1.85, plus resserré, plus enfermant, que le 2.35 de Suspiria.
L’audace inouïe dont font preuve Argento et Tovoli se concrétise notamment lors d’un somptueux mouvement à la grue. Un plan-séquence, d’environ deux minutes, conclut le premier tiers du film. Il commence par le plan d’un personnage, vu depuis l’extérieur, surcadré avec le bâti d’une fenêtre. La caméra s’envole, longe le mur, rentre par une fenêtre, ressort, puis elle survole le toit, avant de se retourner de l’autre côté en suggérant l’entrée par effraction du tueur. S’il ne s’agit définitivement pas d’un plan subjectif de l’assassin, sa nature aérienne interroge. La luxueuse maison faite de marbre ne protège en rien ses deux habitantes. C’est un lieu absolument ouvert, et en rien protecteur.
À l’instar de la vulgarité de Berlusconi qui pénètre dans les foyers des Italiens par la petite lucarne, le tueur de Ténèbres frappe dans l’enceinte domestique. Il entre par les fenêtres, se cache dans les recoins, derrière des rideaux, et assassine. La dernière scène montre d’ailleurs une fenêtre ouverte par le vent, comme un présage terrifiant de l’attaque à venir. Ce film, où l’on compte pas moins d’une dizaine de cadavres, est l’un des plus fascinants de son auteur. Un indéboulonnable classique du giallo, en dépit de quelques aspects kitsch et démodés.
Ténèbres est disponible en vidéo dans un coffret consacré au cinéaste, édité par Les Films du Camélia.