CINÉMA

CEFF 2024 – « Quand nous étions sorcières » : Insoumission en terre volcanique

Björk expérimente son premier rôle au cinéma dans Quand nous étions sorcières
© Les Bookmakers / Capricci Films

« LES TUEUSES »Quand nous étions sorcières est le premier long métrage présenté dans la section « Les Tueuses ». Réalisé par Nietzchka Keene en 1986, ce conte énigmatique reflète brillamment la riche pluralité des personnages féminins mis en exergue par cette sélection. 

Islande, fin du Moyen-Âge. Dans ces terres volcaniques reculées, presque désertiques, légendes et préjugés persistent dans bien des esprits. Après la mort de leur mère sur le bûcher, en raison de sa prétendue sorcellerie -, Katla (Bryndis Petra Bragadóttir) et Margit (Björk, dont c’est le premier rôle au cinéma) fuient à travers les montagnes. Après un temps d’errance, elles sont hébergés par Jóhann, un jeune veuf vivant avec son fils Jónas. Peu à peu, les uns et les autres s’apprivoisent, se séduisent, se défient. Tourné en 1986, Quand nous étions sorcières n’est diffusé que trois ans plus tard. Récompensé au Sundance Film Festival de 1991, il tombe ensuite dans un certain oubli durant plusieurs décennies. En 2019 – seulement -, le film connaît une nouvelle mise en lumière. Adaptant un conte des frères Grimm – The Juniper Tree (Le Conte du Genévrier) -, Nietzchka Keene interroge l’émancipation de deux jeunes femmes face aux a priori, ainsi que la frontière, propre à chacun, entre le réel et l’abstrait, l’inexpliqué.

Quand nous étions sorcières
© Les Bookmakers / Capricci Films

Puissante sororité

Profondément unies, Katla et Margit savent qu’elles peuvent s’appuyer l’une sur l’autre. Plus encore, elles doivent se défendre mutuellement pour faire face à la menace extérieure. À commencer par celle qu’incarne Jóhann, l’homme avec qui Katla partage désormais une certaine intimité. Intempestif et parfois violent, Jóhann entend que les deux sœurs respectent ses règles et le souvenir de sa première épouse.

Loin de l’idylle qu’elle imaginait, Katla persévère pourtant dans la volonté de lui donner un enfant – un fils, idéalement. Sa mère, qui avait choisi la pleine liberté, en a payé le plus lourd tribut ; Katla veut vivre, s’émanciper. Être mère lui apparaît, dans un premier temps, une issue pour se créer une place stable dans la société. Pour autant, Nietzchka Keene ne fait pas de Katla un personnage soumis. Bien au contraire. La jeune femme est pragmatique, et pleinement consciente que ces injonctions trouvent leur source dans de lourdes injustices sociales. Ainsi, elle reste intègre et fidèle à ses croyances.

La cinéaste suit le cheminement de Katla vers sa liberté. À travers ses décoctions et ses rituels visant à tomber enceinte, Katla assimile qu’elle se suffit à elle-même. Ces procédés, Keene les met en scène avec une astucieuse simplicité, cassant les clichés, et révélant la femme avant tout. Katla n’a pas à payer pour les autres. Le point culminant advient lors d’une scène sinistrement cruelle entre elle et Jónas. L’on comprend alors qu’elle a laissé jaillir sa profonde envie de ne plus jamais subir.

© Les Bookmakers / Capricci Films
© Les Bookmakers / Capricci Films

Visions et sortilèges

Ne pas subir, c’est également le parti pris de la jeune Margit. Brillante dans son rôle, Björk donne à son personnage un doux mélange entre une grande force et une sensibilité à fleur de peau. Un caractère fougueux, qui témoigne d’une enfance écourtée. Comme sa grande sœur, l’adolescente n’a pas besoin de longues palabres – exceptés les contes énigmatiques et les vers qu’elle récite de temps à autre. Le douloureux passé commun des sœurs se lit plutôt dans leurs gestes et dans leurs yeux. Tout au long de son scénario, Nietzchka Keene ne quitte pas leurs deux points de vue, donnant à l’ensemble une subjectivité naturelle et justifiée.

Si les rituels de Katla ne font pas partie des habitudes de Margit, cette dernière retrouve le souvenir maternel dans des visions qu’elle a de cette mère sacrifiée. Des images qu’elle avait d’abord perdues, et qui reviennent petit à petit. Là encore, cet imaginaire profond et sensitif est amené de manière frontale et normalisée. En ce sens, la cinéaste s’écarte magistralement des sentiers battus.

Loin des schémas préconçus, Quand nous étions sorcières ne porte aucun jugement sur les choix et les croyances de Katla et de Margit. Elle ne cherche pas non plus à les théoriser, ni à leur donner une interprétation logique. Au contraire, elle les nourrit plutôt par une symbolique foisonnante – le corbeau, les plantes, les quatre éléments -, ainsi qu’à travers des chants et des poèmes. La profondeur du noir et blanc renforce élégamment l’énigme, mais cette énigme n’a pas pour intention d’être résolue. Ce n’est pas une démonstration, c’est un dialogue. D’ailleurs, la cinéaste agrémente son film de plans très larges et contrastés – que subliment les vastes terres volcaniques islandaises -, faisant presque appel à une interaction avec son public ; c’est comme si elle posait des tableaux ça et là, le laissant deviner le point précis à partir duquel ils allaient prendre vie.   

Quand nous étions sorcières
© Les Bookmakers / Capricci Films

Intelligent et esthétique, Quand nous étions sorcières est mystérieux, sans être insaisissable. Moins de vingt ans après les débuts de la réhabilitation de la figure de la sorcière, Nietzchka Keene ouvre des portes de façon astucieuse et foncièrement assumée. Porté par des actrices envoûtantes, le long métrage explore le poids des préjugés, et la possibilité de s’en défaire. Katla et Margit incarnent ces tueuses, ces femmes qui décident de ne pas se soumettre. En partenariat avec le Ciné Club Gaze, la place de ce long métrage dans la sélection du Champs Elysées Film Festival n’est pas anodine, et annonce la couleur de cette sélection riche de sens.

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