LITTÉRATURE

Sara Ahmed – Philosophe queer sans complaisance

© DR

Chercheuse féministe, Sara Ahmed sculpte au fil de ses livres une philosophie queer et décoloniale à mettre concrètement en pratique au quotidien. La traduction de trois de ses ouvrages en France est l’occasion de découvrir sa pensée galvanisante. 

Tout à la fois radicale, enthousiasmante, drôle, exigeante et concrète, la pensée de Sara Ahmed dit la nécessité vitale d’un féminisme intersectionnel qui écoute les témoignages de violences vécues et propose des expériences alternatives et solidaires. En mêlant des récits d’expériences intimes, des concepts imagés puissants et des réflexions d’autrices engagées et aimées (Audre Lorde, bell hooks et Gloria Anzaldúa), elle construit une architecture théorique sensible.

Écrivaine lesbienne britannico-australienne, Sara Ahmed se définit comme féministe rabat-joie et alien affectif. Elle vit et travaille dans la campagne anglaise avec ses deux chiens et celle qu’elle aime. Chercheuse indépendante, elle donne des conférences et publie régulièrement sur son blog : feministkilljoys.com.  Née d’une mère anglaise et d’un père pakistanais, elle a passé une grande partie de sa jeunesse en Australie avant de partir pour poursuivre ses études à Cardiff. Depuis 1998, parution de son premier livre, elle a publié une dizaine d’ouvrages. Ce travail prolifique se conjugue pendant un temps avec des postes d’enseignement dans les Universités de Lancaster et de Goldsmiths College. Elle claque finalement la porte suite à la non-réponse de l’institution face aux plaintes pour agression d’étudiantes qu’elle soutient.

Après Queer phenomenology, traduit aux éditions Le Manuscrit en 2022, trois nouveaux essais théoriques de Sara Ahmed sont publiés en France au printemps 2024 : Vivre une vie féministe (éditions Hors d’atteinte), Manuel rabat-joie féministe (éditions La Découverte) et Vandalisme queer (éditions Burn~Août). L’occasion inouïe d’emprunter les chemins de pensée généreux que propose cette autrice, rendus accessibles grâce au colossal travail de traduction d’Emma Bigé, de Mabeuko Oberty et de Sophie Chisogne.

[Le féminisme] évoque des femmes qui se sont tenues debout et qui ont répliqué, risqué leur vie, leur foyer et leurs relations dans leur lutte pour rendre leurs mondes plus supportables. Il évoque des livres écrits, lus jusqu’à l’usure, en lambeaux ; des livres qui ont mis des mots sur une chose, une impression, un sentiment d’injustice ; des livres qui, en nous donnant des mots, nous ont donné la force de continuer. Le féminisme, c’est la manière dont nous nous relevons les unes les autres. 

Vivre une vie féministe – Sara Ahmed

Un féminisme rabat-joie

Si nombreuses sont celles et ceux qui ont subi une expérience de violence, cet « évènement sensoriel » est souvent « trop stupéfiant pour [être] assimilé sur-le-champ ». Dans son étude au long cours, Sara Ahmed réfléchit alors aux conditions de possibilité d’émergence d’une conscience féministe. Avec clarté, elle dit tout à la fois la nécessité du temps long (durée irréductible qui permet, un jour, de regarder en face ce qui a été vécu pour lui donner du sens) et de la lecture (occasion de faire la rencontre de « livres compagnons » qui peuvent modifier durablement et radicalement nos façons de penser et de vivre).

Ce n’est qu’après une certaine prise de conscience – redonnant puissance d’écoute de son corps et de son passé – qu’une nouvelle capacité peut émerger (qui n’annule pas la vulnérabilité)  : savoir reconnaître dans son expérience personnelle les effets, plus vastes, d’une violence structurelle. Ainsi, Sara Ahmed en appelle à une « plomberie institutionnelle » qui étudie les mécanismes qui structurent notre société et les rouages du pouvoir qui agissent dans l’intimité comme dans les institutions. Pour cela, elle déplie les maillages de la domination, elle pointe les inégalités, elle montre le nouage du sexisme et du racisme, elle travaille à déconstruire le processus de dissimulation des diktats. 

Accusée d’être excessive et de casser l’ambiance, la figure de la rabat-joie est reprise par Sara Ahmed comme un modèle de féminisme. Revendiquant ce statut, elle soulève les sujets qui divisent, elle met des mots sur les choses tues, elle rompt le calme quand cela est nécessaire. La rabat-joie ne refuse pas la joie, au contraire. Récusant les fausses joies dissimulées par l’injonction à performer le bonheur, elle reconsidère la tristesse, l’obstination, la colère, le traumatisme comme des affects à prendre en compte. Ces expériences émotionnelles doivent être des occasions – et non des obstacles – pour réfléchir, lutter, avancer. 

Ahmed passe d’une scène à l’autre avec clarté, rage et joie, scandant son texte par des refrains qui illustrent la violence brutale des rencontres quotidiennes. Ahmed réfléchit au milieu de la rage, ne perdant jamais de vue la possibilité d’une résistance joyeuse, écrivant, retournant ce qu’elle vient d’écrire, montrant comment l’obstination est une forme de désir de survivre.

Judith Butler à propos du “Manuel rabat-joie féministede Sara Ahmed

Ecrire depuis l’affect

Œuvrant à des travaux accessibles et assimilables, Sara Ahmed théorise toujours en ancrant sa pensée dans le concret et le corporel. À l’aide d’outils abstraits, elle analyse des expériences autobiographiques, des témoignages rapportés ou des parcours de personnages littéraires. Avec ses images, elle rend compte de la force des contraintes et des injustices sociales sur les corps. Elle compare le fonctionnement de la norme à un sentier cent fois rebattu. Elle illustre le mécanisme d’oppression comme une forme de pression et la résistance comme le mouvement cherchant à s’opposer à cette pression majoritaire. Elle invente même le terme précieux de « concept moite » pour désigner une idée neuve née d’une expérience éprouvante physiquement et affectivement.

Pour des déviations heureuses, Sara Ahmed déplace le sens de certains mots, propose de forger des refuges où se réunir et se panser et constitue une trousse de survie faite d’équations chocs, de slogans fédérateurs et d’autrices aimées. La combinaison de ses trois livres traduits donne un aperçu précis de sa pensée et synthétise plusieurs analyses critiques développées dans ses précédents ouvrages. Adoubée aussi bien par bell hooks que par Judith Butler, l’œuvre théorique de Sara Ahmed construit une maison théorique dont les livres sont les toits sous lesquels il est possible de s’abriter pour trouver des outils de lutte et ouvrir des voies dissidentes.  

You may also like

More in LITTÉRATURE