En 2023, Wes Anderson a livré, sur Netflix, quatre courts métrages adaptés de nouvelles de Roald Dahl. Une promenade drôle et macabre, qui pour être une commande, n’en est pas moins un nouveau jalon passionnant dans la carrière de ce cinéaste aussi adulé que méprisé.
Il est de bon ton ces dernières années de bouder la dernière manière de Wes Anderson, celle qui se déploie depuis The Grand Budapest Hotel. Cette posture critique souvent figée est interchangeable d’un film à l’autre – lesquels le seraient tout autant d’après elle. Ce cinéma serait trop verrouillé, trop froid, cérébral, maniériste et en vase clos. Un cinéma de « maison de poupée », pour citer cette image réchauffée jusqu’à l’écœurement. Les dernières œuvres d’Anderson, et ces courts ne font pas exception, ont toutes déclenché ce procès qui tourne à vide et en rond. On croirait presque qu’un tel procès est plutôt celui d’un auteur devenu trop populaire pour être honnête. Une fois dit que les films du dandy texan sont symétriques, se ressemblent tous et que ses personnages semblent privés d’émotions, on n’a pas dit grand chose. C’est un peu court, tout ça.
Roald Andahlson
Comme il le confie à Deadline, Anderson était intéressé depuis longtemps par l’idée d’adapter La Merveilleuse histoire d’Henry Sugar : « J’aime les histoires qui sont des histoires au sein d’autres histoires, et les films enchâssés dans des pièces de théâtres et dans d’autres histoires encore. Mais cette nouvelle, Henry Sugar, est peut-être la première qui m’a fait m’intéresser à ce concept ». Le rachat par Netflix, en 2019, des droits d’adaptation du catalogue de Roald Dahl est une aubaine pour le cinéaste. En plus d’Henry Sugar, dont il sait que l’adaptation n’excédera pas 40 minutes, il porte à l’écran trois autres histoires plus courtes.
On sait le goût d’Anderson pour la littérature de Dahl depuis son adaptation de Fantastic Mr. Fox en 2009. Il n’est par ailleurs pas difficile d’apercevoir les points de rencontres entre leurs univers respectifs : la sensibilité fantasque et un certain esprit enfantin. Mais, en choisissant ces nouvelles pour adultes, c’est un autre aspect de son univers qu’Anderson met à l’honneur, et donc, de celui de Dahl. Le revers de l’innocence enfantine, c’est-à-dire une cruauté mortifère. Ce revers n’est pas une contradiction à l’esprit plus grand public de Moonrise Kingdom pour l’un, ou de Charlie et la chocolaterie pour l’autre, mais sa condition d’existence. L’un ne va jamais sans l’autre. Il y a un monstre en tout enfant, et un enfant en tout monstre. Dahl et Anderson en ont conscience, et leurs œuvres sont parcourues de cette ambivalence.
Vraiment pour de faux
Dans Asteroid City, Anderson enchâsse les vies de personnages de fiction et celles de membres d’une troupe de théâtre new-yorkais qui les interprètent. S’il trouble la frontière entre les deux univers, elle demeure pourtant pendant l’essentiel du film. En effet, le monde de la fiction est en couleur, celui du théâtre en noir et blanc. Jusqu’à ce qu’une séquence de balcons interposés, où Jason Schwartzmann et Margot Robbie s’échangent des répliques d’une scène qu’ils auraient du jouer ensemble, chamboule cette dialectique. Il est alors impossible de dire ce qui relève des personnages, des comédiens dans la fiction, ou des vrais comédiens sur le plateau. Les trois deviennent indivisibles. Cette séquence, bouleversante, suffit par ailleurs à balayer d’un revers de manche tous les procès en froideur faits au cinéaste.
Anderson radicalise ce trouble de l’énonciation dans sa collection – sans titre – de courts métrages adaptés de Roald Dahl. Changements de décors à vue, présence d’accessoiristes qui apparaissent furtivement quand l’histoire le demande, et surtout pas de rupture entre les personnages et les comédiens. Ceux-ci s’adressent à la caméra régulièrement et sont mis en scène en tant qu’interprètes. Ils vont ainsi jusqu’à ponctuer leurs interventions de « dis-je » tous droits tirés du texte littéraire. A la fois fictionnés et fictionneurs, les personnages sont interprétés par une troupe de comédien·ne·s que l’on retrouve dans les quatre histoires. Tout ceci est faux, la fiction s’annonce comme telle. C’est en tant que telle qu’elle demande à être regardée.
Qui s’occupe de « voir » ?
Dans Le Preneur de rat, l’inquiétant dératiseur interprété par Ralph Fiennes fait semblant de tenir un rat et un furet dans ses mains. Alors que le narrateur décrète verbalement leur présence, le spectateur imagine . Même dispositif, dans le Le Cygne, lorsque le cadavre de l’oiseau est suggéré par des mains vides. En plus de se révéler une bien meilleure alternative à la maltraitance animale que les animaux en images de synthèse qui ont envahis les films hollywoodiens, ce jeu de mime pudique cristallise l’essence andersonienne. Ce à quoi travaille réellement sa prétendue abstraction froide : la puissance enfantine.
Tout est un jeu, on fait semblant de tout. Ce qui n’est pas un refus du réel, comme beaucoup le lui reprochent, mais au contraire une vision du réel. Le réel andersonnien donc, qu’il perçoit comme une superposition de couches de fiction. Parfois étouffantes, parfois contradictoires ou imbriquées, que l’on pourrait appeler structures. Le reproche qui lui est fait de donner dans la débauche de moyens techniques et dans la virtuosité est un contresens : ses enchaînements de décors assurent l’épure du récit.
Cette épure narrative culmine dans Le Cygne, partagé entre une poignée de décors diffractés. L’arbre, le couloir d’herbes hautes, le lac, la voie ferrée. Autant d’éléments qu’il n’est pas besoin de reconstituer de manière réaliste pour que le spectateur les voie. Le train qui approche, ainsi, est suggéré par un dessin sur un post-it. Comme une histoire racontée par un enfant ou les illustrations d’un conte, les images sont lacunaires, évocatrices. Ce ne sont pas les yeux qui s’occupent de « voir ». C’est ce que dit Ben Kingsley dans La merveilleuse histoire d’Henry Sugar ( « It’s not the eyes that do the seeing »).
Rat Fiennes
De ce point de vue là, le dératiseur s’avère être un autoportrait décati du cinéaste. Déjà parce que Ralph Fiennes, ainsi grimé, lui ressemble physiquement. Mais surtout pour sa posture fuyante. Incapable de véritablement dératiser la meule de foin, l’homme fanfaronne et se lance dans un combat contre un rat. Il sort l’animal d’une boîte d’accessoiriste, sous la forme d’une poupée telle qu’on pourrait en voir dans un film d’animation de Wes Anderson. Un animal auquel il se confond physiquement, devenant rat lui-même.
Le dératiseur affirme alors que les réglisses et caramels sont fait avec du sang de rat. Une information qui fait écho à la vision de cette meule de foin, dont on comprend qu’un cadavre est logé en son centre. Un cœur morbide, quelque chose qui pourrit dans ce point autour duquel gravite la fiction, comme elle le faisait autour de la météorite d’Asteroid City. Une mort qui n’est peut-être pas à craindre cependant.
Animorbides
Dans Poison, Harry Pope, interprété par Benedict Cumberbatch, est persuadé d’avoir un serpent mortel sur le ventre. Il doit donc rester parfaitement immobile pour ne pas le réveiller. Cette situation est rejouée dans Le Cygne, où le jeune Peter, ligoté par ses bourreaux sur la voie ferrée, doit s’enfouir dans le sol et se faire le plus immobile possible pour ne pas être heurté par le train. Imdad Kahn, dans La merveilleuse histoire d’Henry Sugar apprend à voir sans ses yeux, en s’astreignant à une routine méditative immobile. Puis, Le Preneur de rat se concentre pendant de longues minutes, face au rat, avant de faire corps avec lui.
Ainsi, ce paradoxe de personnages qui doivent se rendre presque mort, pour accéder de nouveau à la vie, est au cœur de ces courts métrages. Il s’incarne soit par une posture allongée, soit par une attention profonde, mais détournée, au monde. Imdad Kahn, d’ailleurs, commence à apprendre à voir sans ses yeux en visualisant le visage de son petit frère mort. Dans les trois autres contes, cette mort initiatique est couplée à une figure animale à exterminer. Serpent, rat et cygne. Ainsi, la mort rampe, marche et vole.
Renaître ailleurs
Un souvenir affleure. Une phrase. L’une des meilleures séquences d‘Asteroid City. Les comédien·ne·s de la troupe new-yorkaise, pris·e·s d’une fièvre inquiétante, se mettent à psalmodier : « You can’t wake up if you don’t fall asleep ». Tu ne peux pas te réveiller si tu ne t’endors pas. Il faut mourir un peu.
Peut-être que la clé du Wes Anderson récent est là. Elle s’incarne dans un autre dialogue de Ben Kinglsey, dans La merveilleuse histoire d’Henry Sugar. Il y raconte comment il a obtenu son don extralucide. « There are other ways to see than through the eyes », dit-il. Il faut mourir un peu, s’évanouir du réel pour y revenir plus intensément. Profession de foi métaphysique, mais aussi esthétique pour le cinéaste à qui l’on reproche d’être coupé du monde extérieur.
De la tentative de suicide de Richie Tennenbaum à la tempête de Moonrise Kingdom, la filmographie d’Anderson est parcourue de ces sommeils et de ces morts. Jusqu’à celle que simule Scarlett Johansson, actrice interprétant une actrice interprétant une actrice, dans une baignoire, dans Asteroid City. Ce dernier s’ouvre avec un train – peut-être revient-il de Darjeeling ? – traversant un désert ensoleillé de western, qui pourrait être le Texas natal d’Anderson. Alors, ce train annonce ce déplacement dans l’œuvre du réalisateur, après l’impasse que pouvait être The French Dispatch. Mort un peu, pour renaître ailleurs.
La merveilleuse histoire d’Henry Sugar, Le Poison, Le Preneur de Rat et Le Cygne, sont disponibles sur Netflix.