Le recueil Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée rassemble les textes de huit autrices sud-coréennes. Huit nouvelles éclectiques qui interrogent frontalement le patriarcat dans la péninsule.
En publiant en version poche un recueil initialement paru en 2011 en France, on pourrait croire que les éditions Zulma sortent un vieux manuscrit des tiroirs faute de mieux. Mais, replacée en contexte, cette réédition est au contraire très éclairante. D’abord, parce que depuis 2011, de l’eau a coulé sous les ponts, ou plus justement, la vague coréenne (la fameuse hallyu) a déferlé sur le monde. En 2024 plus qu’en 2011 la Corée du Sud est devenue plus visible aux yeux du monde occidental. L’autrice Han Kang par exemple, qui fait partie des huit autrices publiées dans le recueil, a reçu le prix international Booker pour La Végétarienne en 2016 (l’une des trois distinctions les plus importantes dans le monde littéraire) et le prix Médicis en 2023 pour Impossibles adieux.
Depuis 2011 aussi, la scène littéraire coréenne s’est métamorphosée, notamment avec la parution du désormais classique Kim Jiyoung, née en 1982 (2016). Dans ce court roman écrit par Cho Nam-joo, la narratrice, une « femme ordinaire » décrit le carcan trop étroit d’une société traditionaliste et patriarcale dans lequel elle se sent piégée. Le livre, publié deux ans avant #MeToo, est devenu par la suite une référence. Avec les huit nouvelles de Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée, c’est un regard tout aussi pointu qui est proposé, des quartiers aisés, aux bas-fonds. Sous les plumes de Kim Ae-ran, Go Eun-ju, Jeon Gyeong-nin, Eun Hee-kyung, Oh Jung-hi, Han Kang, Park Chan-soon et Pak Wan-so, la société sud-coréenne prend du relief et de la profondeur.
J’ai à la main trois gros durillons profondément enracinés là où je serre la curette et le forceps. Ils sont une preuve tangible que j’ai éliminé assez d’enfants pour peupler une petite ville.
Trois jours en automne de Pak Wan-so
Mettre à mal le patriarcat
Une femme battue par son mari, cherche des échappatoires dans l’existence ; une autre, navigue entre un mari à l’hôpital et un amant, alors qu’elle est obnubilée par son travail de traduction ; une petite fille attend dans une chambre d’hôtel que son père se soit remis du départ de sa femme, se nourrissant à peine, craintive de ses sautes d’humeur. Une poignée d’années d’écart seulement sépare les publications des recueils d’origine des nouvelles. À l’exception de la dernière, « Trois jours en automne », publiée en 1980, les sept autres ont paru entre 1999 et 2009. Pendant cette petite poignée d’années, les thèmes abordés par les autrices reviennent d’une nouvelle à l’autre, lancinants. Violence. Haine. Étouffements.
Quelques rayons de lumière percent cependant ici et là dans ces récits très sombres. L’ironie par exemple, si elle souligne souvent l’horreur, permet surtout de ridiculiser certains personnages. Dans la nouvelle éponyme de Go Eun-ju, une sucette, le cocktail sugar, passe d’amants en amantes rendant toutes les relations d’une banalité grinçante. On peut aussi souligner l’ironie du ton de la nouvelle « Première neige » de Oh Jung-hi, ainsi que la beauté de ses descriptions de la ville sous la neige.
Pour moi, ma mère était une femme ni pleurnicharde, ni coquette, ni soumise, elle était celle qui avait toujours un couteau à la main. Belle, rayonnante de santé, elle était capable d’engloutir des eomuk, cette pâte de poisson qu’on mange sur les trottoirs, même lorsqu’elle s’était mise sur son trente et un.
Le Couteau de ma mère de Kim Ae-Ran
Republier Cocktail Sugar aujourd’hui, c’est sortir ce recueil de l’oubli en lui donnant un nouvel éclairage. Mais 2011 semble loin à présent. Une nouvelle génération s’attaque à d’autres tabous, oubliés de cette première sélection. Dans son premier roman, À propos de ma fille (2022), l’autrice Kim Hye-Jin questionne par exemple les rapports entre générations et la lesbophobie de la société. C’est ainsi que génération après génération un héritage littéraire féministe se dessine dans la péninsule.
Cocktail Sugar et autres nouvelles de Corée, collectif, traduit du coréen sous la direction de Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, éditions Zulma (poche), 336 p., 10€95