Avec son dernier film, L’évangile de la Révolution, diffusé dans la section Front(s) Populaire(s) du Cinéma du Réel, François-Xavier Drouet conte l’histoire des luttes révolutionnaires d’Amérique Latine.
L’Évangile de la Révolution est avant tout une histoire des luttes en Amérique Latine. Mais ces luttes sont une immense toile. Le film s’arrête sur la forte présence du christianisme dans les mouvements révolutionnaires. François-Xavier Drouet s’avance avec sa caméra et rapproche lae spectateur·rice de ceux qui ont pris le parti des pauvres, les partisans de la théologie de la libération. Telles les divagations d’un·e professeur·e d’histoire, le réalisateur partage un passé dont on ne parle plus, affectant toujours notre présent.
C’est votre premier documentaire filmé en dehors de la France. Pourquoi avoir fait le choix de l’Amérique latine ?
C’est une zone géographique dans laquelle je voyage régulièrement depuis 20 ans, que ce soit dans le cadre de mes études, de reportages, de résidences d’écriture, de festivals. J’anime une émission de musique d’Amérique latine depuis une dizaine d’années sur une radio associative. J’ai un tropisme assez fort vers cette zone géographique.
C’est aussi pour moi une référence politique, au sens où j’ai fait mon éducation politique avec les écrits du commandant Marcos, avec l’histoire des zapatistes que je découvrais dans Le Monde diplomatique. Deux générations avant, c’est Che Guevara qui était la référence. En tout cas, les pratiques politiques incarnées par les zapatistes comme la démocratie participative, le refus du pouvoir, ce sont des choses qui m’ont inspiré dans mon itinéraire personnel et dans ma formation politique.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser au rôle des chrétiens dans les luttes révolutionnaires ?
Je me suis passionné pour l’histoire politique de l’Amérique latine, mais, par une sorte de dissonance cognitive, je suis complétement passé à côté de l’empreinte des chrétiens dans cette histoire politique révolutionnaire. Parce que j’ai un rapport complexe à la religion, et la foi chrétienne en particulier. J’ai eu une éducation catholique plutôt conservatrice. Arrivé à l’âge adulte, ma foi s’est dissipée sans trop prévenir, sans que ce soit une décision d’arrêter de croire.
J’avais en tête l’idée que la religion, c’est l’opium du peuple, point. C’est en partie vrai, mais ce n’est pas que ça. En croisant des lectures, cette histoire de la théologie de la libération revenait. J’avais assimilé ça à la charité un peu radicale, mais au même titre que quand on va dans des manifs, on croisait ce qu’on appelle, parfois avec condescendance, les cathos de gauche.
Je m’étais jamais vraiment intéressé à leurs pratiques et à ce qu’ils défendaient. Pour moi, c’étaient des gens qui voulaient acheter leur salut. Je ne suis pas allé chercher ce qu’ils racontaient. Et comme ce sont des gens, en général, qui ne sont absolument pas dans le prosélytisme, iels ne cherchent pas spécialement à raconter leur combat.
J’ai commencé un peu à m’intéresser à la théologie de la libération une fois que j’ai fini Le Temps des Forêts, mon film précédent. J’ai commencé à me documenter, à me passionner pour cette histoire, et puis, me rendant compte qu’il y a eu très peu de chose faite dessus et voyant que les derniers témoins de cette histoire atteignaient un âge avancé, je me suis lancé dedans. Et ça m’a pris six ans.
Est-ce que Michael Löwy a été quelqu’un d’important pour vos recherches sur ce sujet ?
Il a écrit le livre de référence sur le sujet : La guerre des dieux. C’est un sociologue marxiste, qui a été très ami avec certaines des grandes figures de la théologie de la libération, comme Frei Betto ou Leonardo Boff. Il est athée, mais je pense qu’il n’y a pas forcément besoin d’être croyant pour s’intéresser au christianisme. Il y a quand même une tendance à ce que ce soit les catholiques, souvent, qui racontent l’histoire de l’Église catholique, et ça pose quand même un souci.
Mais en tout cas, Löwy a été un compagnon de route de ce mouvement-là. Son livre est le premier que j’ai lu et c’est la première personne que je suis allé voir. Il a écrit sur des gens comme Walter Benjamin, s’est interrogé sur la question du romantisme dans les mouvements révolutionnaires, et ça, c’est quelque chose qui habite aussi mon film.
Pouvez-vous développer sur ce romantisme ?
Je disais, après la projection, que c’est un film qui porte l’idée de la mélancolie de gauche. Celle d’un rapport à la défaite. Au-delà d’un film autour du christianisme de la libération, c’est un film sur l’histoire politique révolutionnaire de l’Amérique latine à travers l’engagement des chrétiens sur cette histoire politique. Et un film qui porte un regard mélancolique sur cette histoire, c’est l’histoire de défaites empilées. Il parle de cet héritage-là, qui remonte à très loin dans la pensée révolutionnaire et la pensée de gauche. Elle se nourrit aussi beaucoup des défaites. Et dans ces défaites, il y a les ferments des luttes à venir. Je n’ai pas voulu faire de cette histoire un tombeau. Même s’ils se décrivent eux-mêmes comme les vaincus. C’est plutôt une histoire qui est porteuse d’un héritage pour les luttes à venir.
Vous avez choisi de traiter quatre pays : le Mexique, le Nicaragua, le Salvador, le Brésil. Pourquoi ce choix ?
Le Brésil est un pays qui m’habite depuis très longtemps et il y a une part de désir personnel. Bien sûr, le Brésil est incontournable dans l’histoire de la théologie de la libération. C’est là où la théologie de la libération a pris l’essor le plus important, où il y a eu une partie de la hiérarchie de l’église, non pas à la majorité, mais une partie significative de la hiérarchie de l’église qui s’est retrouvée dans cette pratique libératrice.
La théologie de la libération a traversé tous les pays d’Amérique latine, mais à des échelles différentes et de façon différente. Il y avait la question du rapport aux peuples autochtones et aux Amérindiens. Ça, j’aurais pu aussi bien la traiter en Équateur ou au Pérou. Mais j’ai choisi le Mexique parce que j’ai aussi un lien personnel avec le Mexique et il y avait cette histoire des zapatistes.
C’est aussi le pays de la migration, du passage des migrants d’Amérique centrale vers les États-Unis, et il y a également une séquence sur l’un des enjeux contemporains et des formes contemporaines que prend la théologie de la libération aujourd’hui qui est le rapport au migrant.
Enfin, on pouvait difficilement passer à côté aussi des pays d’Amérique centrale. Il y a eu toute une histoire de guérilla contre les régimes militaires où la répression a été particulièrement violente. Et j’ai choisi d’aller au Salvador et au Nicaragua. Le Salvador parce que c’était une histoire récente, les années 80, et il y avait un désir très fort chez les personnes que j’ai rencontrées de partager cette expérience-là.
C’est un film très éducatif pour les nouvelles générations qui ne sont pas familières avec l’instabilité politique d’Amérique latine au XXe siècle. Est-ce votre cible pour ce film ?
Je ne me pose pas trop cette question. Pour ce qui est du côté pédagogique, j’ai eu des profs qui disaient : si le contenu informatif prend le pas sur les aspects formels, c’est un reportage. Si les aspects formels sont au centre et que les aspects informatifs sont secondaires, c’est du cinéma ou un documentaire de création. Moi, je n’aime pas trop cette façon de séparer les choses. Je pense qu’on peut avoir des ambitions formelles tout en apportant des contenus assez denses, et que les spectateurs apprennent quelque chose.
L’Amérique latine était vraiment au centre de l’actualité jusqu’aux années 90. Parce que c’était l’un des théâtres de la guerre froide. Je suis sans doute la dernière génération qui a vécu avec ce continent comme horizon politique émancipateur. Il y a un enjeu à transmettre cette mémoire.
Moi, je me sens vraiment le récipiendaire, des tous les cinéastes des années 70 qui ont raconté cette expérience-là et de leurs œuvres, au sens où je les ai reçus comme des trésors qu’iels nous ont transmis. À mon tour, j’ai envie de faire ce travail-là. De faire que cette mémoire vive et que le feu ne s’éteigne pas.
Vous cherchez à changer la vision de ces pays que l’on peut avoir aujourd’hui ?
Aujourd’hui, si on parle du Salvador, les gens vont plutôt penser à la criminalité. Parce que, jusqu’à encore récemment, c’était l’un des pays les plus violents du monde. Mais la guerre civile au Salvador, ça ne dit plus grand-chose aux gens de moins de quarante ans. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui se rappellent qu’il y a eu une grande révolution, au Nicaragua, en 1979. Ou que Lula, avant d’être le président du Brésil, a été l’un des fers de lance de la résistance à la dictature dans les années 70. Je pense qu’il est toujours bon de le rappeler.
Vous réussissez à mettre en avant la religion, sans l’encenser ni la critiquer. On arrive sur un terrain neutre face à la religion. C’était un enjeu majeur de votre projet ?
Quand on s’attaque à la religion, on se demande comment on va faire. Mais, ce qui est important, ce sont les valeurs qui sont véhiculées. Ce qui m’intéresse, c’est quelles conclusions ces personnes tirent de leur foi. Quelle forme pratique prend leur foi.
On parle de théologie, ça renvoie à quelque chose d’un peu éthéré. Mais ce qui est remarquable avec la théologie de la libération – et c’est dit dans le film – c’est que c’est d’abord une pratique. C’est comment, en tant que chrétiens, on agit pour un règne de justice. Donc, une fois qu’on a compris ça, on est dans quelque chose de très concret.
La théorie dans le film, c’est par exemple le rapport au marxisme : comment la théologie de la libération, a pu s’emparer des idées marxistes. Je le fais de façon concrète parce qu’à chaque fois ça croise l’histoire personnelle de personnages. C’est en ça que ça n’est pas un documentaire historique classique comme une encyclopédie, qui raconte un mouvement comme le ferait un livre d’histoire. Quand je veux développer un thème lié à la théologie de la libération, c’est incarné à chaque fois par l’expérience concrète de l’un des personnages.
Il semble que vous ne cherchiez pas à convertir des athées, mais plutôt des catholiques. Est-ce que vous êtes d’accord avec cela ?
Convertir, non. Si vous voulez, par exemple, les chrétiens qui sont engagés dans les luttes, ils vont vous dire : « Il y a des athées qui sont plus chrétiens que de très nombreux chrétiens ». On peut agir de façon chrétienne sans être baptisé ni croire en Dieu, en suivant les valeurs professées par Jésus de Nazareth. Ce qui compte pour eux, c’est le rapport à la justice, tout simplement. Essayer d’agir de façon juste dans ce monde injuste. Et c’est pour ça qu’ils ne se posent pas la question de la conversion des autres.
Pour ce qui est des autres catholiques, la théologie de la libération n’a jamais été déclarée comme hérésie malgré les tentatives de Ratzinger, qui était, avant d’être le pape Benoît XVI, à la tête de la congrégation pour la doctrine et la foi. Et puis par la suite, une fois passé la guerre froide, le mur de Berlin tombé, Jean-Paul II l’a un peu défendue et a fini par dire qu’elle était nécessaire. Par contre, elle a été beaucoup caricaturé. Elle sent encore le soufre pour beaucoup de catholiques même dans les pays d’Amérique latine. Avec la puissance de l’extrême droite, elle reste extrêmement diabolisée.
Je pense que pour des catholiques ou des chrétiens qui connaissent mal la théologie de la libération, le film peut effectivement aider à mieux comprendre ce mouvement et peut-être à se questionner sur le sens profond de ce qu’est être chrétien.
L’Amérique latine a été fortement représentée au Cinéma du Réel, mais très souvent en lien avec des conflits. Est-ce que vous pensez que c’est inhérent à toute œuvre de ce continent ?
Oui, mais c’est parce que c’est le continent des contradictions. C’est un continent où l’injustice sociale est tellement brutale. Ce sont des pays qui ont eu leur indépendance, mais qui n’ont pas été décolonisés. Puisque l’élite coloniale n’a pas changé, elle est restée en place.
Ça traverse l’expérience des prêtres, notamment étrangers, et beaucoup de prêtres européens, qui sont partis en Amérique latine dans les années 60 pour évangéliser. Parce qu’il y avait une croissance démographique énorme. Que c’était là où il y avait le plus de catholiques au monde, et c’est encore le cas aujourd’hui.
Et quand ils racontent la découverte de cette misère extrême, de cette violence des oligarchies, ils comprennent que l’on ne peut pas être neutre. L’idée d’être le prêtre au-dessus de la mêlée, qui va résoudre les conflits et qui va œuvrer pour la paix en se mettant dans une position comme ça, au milieu. Ce n’est pas possible, ça ne marche pas. Il faut à un moment prendre parti le parti des pauvres.