Dans le cadre de la 46e édition du Cinéma du Réel, Clémentine Roy, plasticienne et documentariste, dévoile Arancia Bruciata, son deuxième long métrage documentaire.
Arancia Bruciata suit le parcours d’un petit groupe de femmes queers dans le sud de l’Italie qui réactivent d’énigmatiques prédictions, et explorent les liens entre passé et présent, nature et divination. Au sein de ce récit qui démontre une déhiérarchisation entre action et inaction, Clémentine Roy évoque une vision alternative de la divination. Elle suggère que cette pratique n’est pas simplement le fait de prédire un futur prédestiné, mais plutôt de participer à la création du monde que nous aspirons à voir émerger. À travers des moments où la trajectoire des oiseaux se déploie et où les conventions narratives se dérobent, Arancia Bruciata propose une exploration multiforme, une quête de vérité enracinée dans la tradition.
Tu adoptes une approche à la croisée de l’ethnographie et de la science-fiction. Une approche que tu as également utilisé dans ton premier film. Pourrais-tu nous en dire un peu plus à ce sujet ?
J’ai suivi une formation en école d’art, ce qui m’a façonnée en tant qu’artiste, et influence ma manière de travailler. Contrairement à beaucoup de cinéastes, je n’ai pas de formation formelle en cinéma ou en documentaire, mais j’ai étudié l’ethnologie avant de me lancer dans les beaux-arts. La science-fiction a toujours été une source d’inspiration pour moi, elle fait partie de mon langage. Aujourd’hui, je préfère parler de récits spéculatifs plutôt que de science-fiction. Certains livres parlent de projections dans le futur ou de réflexions sur le passé, comme dans Le Maître du Haut-Château de Philip K. Dick. Dans ce livre, Dick traite du Yi-King, un concept de divination chinoise. C’est un type de récit qui réinvente le passé.
Ce qui m’intéresse particulièrement dans les rituels, ce sont les mythologies et les mythes qu’ils véhiculent. Cette dimension narrative se retrouve également dans la science-fiction, ces deux domaines peuvent se nourrir mutuellement.
Donc il y a une dimension artistique qui alimente ton travail de cinéaste ?
Je pense qu’Arancia Bruciata peut être considéré comme de l’art. C’est un récit qui intègre beaucoup de fiction, ce qui me fait me sentir un peu comme un ovni au Cinéma du réel (rires). Pourtant c’est seulement une autre manière de faire du documentaire. Souvent, on utilise le terme « hybride » pour ce type de film. On se demande toujours si c’est de l’inter-fiction ou quelque chose comme ça. Il y a toujours cette question qui revient, de savoir ce qui est documentaire ou ce qui ne l’est pas. Les gens ont encore besoin d’étiqueter, beaucoup. Mais c’est bien de changer les choses, de ne pas les cloisonner, je trouve ça super qu’un festival comme celui du Cinéma du Réel invite un film comme le mien.
Et dans l’art, il y a cette dimension où on ne se demande pas si c’est un documentaire, la question ne se pose même pas. C’est juste une vidéo. On n’a pas besoin de l’étiqueter pour qu’elle soit reconnue. L’aspect performatif est important, tout est construit, même s’il peut sembler que ce ne soit pas le cas.
C’est souvent propre au cinéma ethnographique, comme avec Robert Flaherty, un des pionniers du genre. Il a réalisé des films en noir et blanc il y a très longtemps : L’Homme d’Aran (1934), ou Nanouk l’Esquimau (1922), son premier film, qui est plus connu en France. Mais après, il a été vivement critiqué pour avoir mis en scène la réalité, notamment avec les Inuits, alors que parfois, mettre en scène la réalité permet de la distancier, sans que cela ne signifie qu’elle soit fausse. La question est plutôt de savoir ce qui est vrai, que ce soit exprimé au travers d’une histoire ou en parlant directement de la réalité.
Peux-tu me définir ce qu’est, pour toi, un récit spéculatif ?
Les récits spéculatifs, c’est un peu comme poser des hypothèses. Il s’agit d’explorer de nouvelles perspectives et de proposer de nouvelles idées. C’est une manière de repenser notre vision du monde et d’offrir des alternatives. Mon film précédent, Carcasse, se situait dans un présent parallèle, et Arancia Bruciata en est une forme d’extension. Je cherche à explorer de nouveaux horizons tout en gardant une certaine continuité dans mes thématiques. Mais c’est difficile à exprimer simplement avec des mots. C’est davantage une expérience visuelle plutôt qu’une discussion verbale ou une narration écrite. Il faut vraiment que le spectateur s’engage mentalement.
Et puis, il y a cette notion de ligne droite dans la narration, cette structure linéaire, qui est importante. On doit composer avec le temps, bien sûr, mais on cherche aussi à éviter une progression narrative trop linéaire. C’est un équilibre délicat à trouver. Finalement, on essaie de fournir des informations tout en laissant de la place à l’interprétation personnelle et à la réflexion du public.
Comment as-tu réussi à opérer cette transition entre ta recherche sur les travaux divinatoires et les pratiques de l’Antiquité romaine, pour les transposer à notre époque ? Comment as-tu géré ce voyage dans le temps pour réinterpréter ces pratiques ?
Dès le départ j’avais décidé que le film se déroulerait à notre époque. Mais je voulais aussi réinjecter des éléments du passé, remonter dans le temps pour explorer les croyances disparues des sociétés pré-chrétiennes, notamment celles de l’Antiquité, qui ont été redéfinies ou réprimées par le christianisme. C’était une sorte d’enquête à rebours. Les pratiques de divination présentées dans le film étaient normalement associées aux Étrusques, puis elles ont été intégrées dans la religion de l’Empire romain sous le nom d’augures. Le terme « bon augure » est d’ailleurs encore utilisé en français, et en italien, « auguri » signifie félicitations, ou chance.
C’est comme ça que j’ai découvert les paysages de l’Italie du sud, sa fertilité, mais aussi le choc de la dépression économique, l’impact de la pollution, celui de la corruption, toutes ces images que l’on associe au sud. Mais en même temps, je trouvais que cette terre était tellement riche. Je voyais des gens déprimés et je me suis dit qu’il fallait construire ensemble un récit qui soit résistant, positif.
Ton film semble résonner avec l’intérêt croissant pour l’ésotérisme que l’on constate aujourd’hui. Certains médias évoquent même l’idée d’un besoin de réenchantement. Considères-tu que ton travail s’inscrit dans cette dynamique ?
Oui, absolument, l’idée de réenchantement a toujours été présente dans mon travail. J’ai beaucoup réfléchi aux utopies. Dans Arancia Bruciata, il y a une chanson de la tarentelle qui accompagne tout le film, qui symbolise ce réenchantement. Elle était chantée dans tout le sud de l’Italie, à Calabre, dans les Pouilles et en Sicile. A l’origine, la tarantelle vient du mythe de Dionysos. Elle était autrefois pratiquée collectivement par les paysans du sud de l’Italie qui faisaient des sortes de grandes transes. C’étaient principalement les hommes qui avaient ces rituels et ces pratiques. Dans mon travail, j’ai aussi décidé de donner une place plus importante aux femmes dans la pratique de ces rituels, une manière de rééquilibrer et de réinterpréter ces traditions. Cela reflète un peu la démarche de Mona Chollet, qui prône la réappropriation et l’autonomisation féminine.
Ces pratiques ont disparu avec la société de consommation, de l’individualisme, pour ne subsister que sous forme de folklore lors de festivals. Et dans les maisons, j’ai souvent remarqué que les gens avaient encore des tambourins accrochés au mur, il y en a aussi dans les magasins de souvenirs, ce qui témoigne de cet héritage persistant. C’est un peu comme un rappel du passé.
Il y a tout cet aspect lié aux symboles, où chaque signe d’augure est chargé de symbolisme, notamment les oiseaux, qui sont quasiment omniprésents tout au long du film.
Dans l’Antiquité, les oiseaux étaient vraiment au cœur de la divination. Les Étrusques, par exemple, avaient ce rituel où ils traçaient des marques imaginaires dans le paysage, posaient des questions, puis observaient le vol des oiseaux pour prédire l’avenir. Pour mon film, j’ai cherché à reproduire cette méthode de divination par les oiseaux, les auspices. En latin, ça signifie observer le vol des oiseaux. Toutes les techniques de divinations étaient un peu mélangées. Par exemple, une prédiction faite le matin avec les oiseaux pouvait être influencée par un événement survenu l’après-midi, comme un tonnerre. On pouvait aussi poser plusieurs fois la même question et les interprétations étaient souvent entremêlées. C’était plutôt indicatif que catégorique. Ce qui m’intéressait, c’était cette idée que les prédictions étaient comme des conversations. Elles étaient parfois poétiques, presque comme les messages des biscuits de fortune chinois.
Pourrais-tu me parler du moment où apparaît le vol d’oiseaux vers la fin du film, notamment avec l’ajout d’effets visuels comme les bandes rouge et bleu ?
Ce sont en fait des captures issues d’analyses scientifiques. Il y a différentes « écoles » de cinéma. Pour certains c’est très impur d’ajouter des images qui ne sont pas à soi. Pour moi elles étaient nécessaires d’Arancia Bruciata. D’abord, elles apportent un rythme spécifique et une certaine rupture avec le récit. Elles aident à s’abstraire, mais aussi elles à contextualiser le récit. Il y a d’autres images que j’ai récupérées, comme celles des courses de chevaux illégales, organisées par la mafia locale, à l’aube. Celles-ci je les aies récupérées directement sur Youtube (rires). L’idée était de ramener le contexte de temps en temps à travers ces images.
Ton film embrasse une certaine d’approche du cinéma, qui est justement très peu conventionnelle.
J’ai délibérément traité l’action et l’inaction de manière similaire. Il n’y a pas d’événements majeurs qui se déroulent. Il s’agit plutôt de cycles, que ce soit le cycle de la nature ou le cycle des prédictions. Tourner sur plusieurs années m’a permis d’explorer l’idée de répétition, de ce qui se passe le même jour d’une année à l’autre. Dès le départ, je voulais éviter les schémas narratifs classiques et déconstruire les récits traditionnels.
Je suis inspirée par des auteur·ices de science-fiction comme Ursula Le Guin qui a une approche similaire. Je pense beaucoup à comment créer des films qui défient les attentes et contribuent au changement. Parfois, cette approche peut être déroutante car elle ne suit pas les conventions habituelles du récit. Mais avec les prédictions, une question se pose : « Va-t-il se passer cela ? » C’est une question présente dans le montage, et j’essaie également d’emmener le spectateur vers d’autres réflexions. Le montage joue un rôle essentiel dans cette approche, tout comme la chanson en transe qui accompagne le film et offre un repère constant. Cette approche est également influencée par mes connaissances en ethnologie et les diverses expériences que j’ai eues autour de ce domaine.
Tu avais un plan de tournage détaillé ?
Non, pas vraiment. J’étais seule. C’était assez improvisé. Je m’occupais de tout. Donc, je n’avais pas ce genre de plan de sécurité où chaque détail est minutieusement prévu. Je me rendais sur place et je filmais ce que je trouvais en me laissant guider par ce que je découvrais sur le moment. Ce processus demande du temps. Parfois, je passais de longues périodes à attendre et à observer. Mais finalement, cela nous permettait de trouver de nouveaux angles de vue sur les choses. On pouvait bien sûr obtenir ce résultat autrement, mais le temps faisait également son travail.
Dans Arancia Bruciata, la sensation du temps est tangible, c’est ce qui le rend authentique. Par exemple, l’inactivité sur le hamac était significative. C’était comme une pause nécessaire pour mieux comprendre les prédictions. Ces moments d’inaction ne conféraient pas un caractère sacré à l’ensemble, mais ils ajoutaient une dimension supplémentaire. C’était une sorte de transcendance, un niveau en dessous de la sacralité. Je ne trouve pas le terme exact pour le définir, mais j’ai une idée de ce que tu veux exprimer. Certains pourraient le comparer à une sorte de sorcellerie urbaine, mais ce n’est pas exactement cela. En tout cas, tout cela contribuait à renforcer le film.