Artiste majeure de l’avant-garde artistique du XXème siècle, Yoko Ono a trop longtemps été reléguée au rang de « femme de » John Lennon. Dans son texte, Camille Viéville célèbre la manière dont Yoko Ono module sans cesse sa vie avec son art.
« Perce deux trous dans une toile. Accroche-la là où tu peux voir le ciel », « Riez durant une semaine », « Envoyez une odeur sur la lune », « Dessinez une carte pour vous perdre ». La pratique de Yoko Ono est bouleversante à plus d’un titre. À la croisée de l’art conceptuel, de la poésie et de l’installation, elle est connue pour avoir inventé l’art-instruction. Cependant, elle réalise aussi des albums, des films expérimentaux et se produit lors de performances. Dans Cut pieces, Yoko Ono expose son corps au public à qui elle demande de la dépecer de ses vêtements à l’aide de ciseaux ; dans les Beds-in, happenings pacifistes, ils reçoivent avec John Lennon des journalistes dans leur lit blanc immaculé.
Après la monographie poétique de Julia Kerninon (paru en octobre 2023), l’historienne de l’art Camille Viéville propose un portrait libre, subjectif et non-chronologique de Yoko Ono. Camille Viéville se définit comme une « academic fan : chimère mi-chercheuse, mi-groupie ». Elle livre ainsi une recherche documentée – à partir de sources classiques (textes critiques, témoignages et archives) – à travers laquelle elle dit toute sa profonde admiration sans pour autant taire ses désaccords sur certaines de ses prises de position.
Le parcours d’une artiste
« Très tôt, elle a su reconnaitre en l’imagination un moyen d’inventer des mondes ». Yoko Ono est née en 1933 au sein d’une famille aristocratique au Japon. Lors de la Seconde Guerre mondiale, elle est emmenée à la campagne avec son frère alors que Tokyo est bombardée par les États-Unis. Confinée, elle trouve des moyens de tromper l’ennui et invente des jeux à partir de rien. Camille Viéville raconte que deux expériences auraient été fondatrices pour Yoko Ono : l’apprentissage de la musique et la retranscription des bruits du quotidien en un système de notes ainsi que la remémoration vivace du cri que ses domestiques poussaient en imitant une parturiente.
C’est à partir des années 1950 qu’elle commence à créer son œuvre. Elle s’installe à New York au moment où les expérimentations artistiques battent leur plein. Proche du mouvement Fluxus, elle fait des rencontres décisives et précise son travail. Lisant beaucoup, elle radicalise aussi son engagement féministe et pacifiste.
Toute sa vie, elle a été la cible d’attaques. Elle a reçu nombre d’insultes misogynes et racistes et beaucoup de critiques concernant sa relation avec John Lennon. Il lui est notamment reproché d’avoir profité de son compagnon et d’être responsable de la séparation des Beatles. Camille Viéville s’oppose à cette accusation basée sur des arguments sexistes qui cherchent, selon elle, à mettre les femmes au ban. Elle témoigne du fait que sa façon de travailler en historienne de l’art s’est profondément modifiée grâce aux récits et aux travaux des femmes qu’elle a pu écouter.
Un art de la consigne
L’oeuvre de Yoko Ono cherche un art détaché de la beauté et de la matérialité. Elle réfléchit à la possibilité de créer des idées, des concepts, des protocoles de choses-à-penser ou à-réaliser.
À l’occasion de sa première exposition personnelle à l’AG Gallery, Ono présente […] un ensemble de peintures d’instruction (aujourd’hui disparues) que le visiteur est invité à compléter, là en faisant couler de l’eau, ici en brûlant la toile, là encore en procédant à la synthèse mentale de deux œuvres. […] Après l’exposition de 1961, Ono délaisse la peinture au profit de l’écriture de nouvelles instructions.
Ono – Camille Viéville
L’invention de ces œuvres à instructions consiste à formuler des consignes poétiques. Adressées au public, elles n’ont pas nécessairement vocation à être réalisées pour exister. Certaines invitent à agir, d’autres proposent seulement de faire preuve d’imagination. Les Unfinished Objects (Objets inachevés) invite le public à terminer mentalement des œuvres seulement esquissées alors que les Mend Pieces (Œuvres à réparer) demandent de réellement « recoller des morceaux de vaisselle brisés ». Ses deux livres – Grapefruit (1964) et Acorn (2013) – recensent une partie de ces instructions ainsi que d’autres exercices participatifs.
Consciente dès son plus jeune âge qu’il lui faudra lutter contre les assignations, Yoko Ono fait de sa vie une œuvre. Elle réalise sa première exposition en 1961 mais ne bénéficie d’une rétrospective au MoMA qu’en 2015. Elle a alors plus de quatre-vingts ans. Avec Ono, Camille Viéville fait le récit d’une expérience de recherche sur une artiste, révolutionnaire et combative, qu’elle aime. On comprend pourquoi !
Ono de Camille Viéville, éditions Les Pérégrines, 16,50euros.