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MARDI SÉRIE – « La Chute de la Maison Usher » : Luxe, chaos et vénalité

La Chute de la Maison Usher
Dernier dîner © Eike Schroter/Netflix

La Chute de la Maison Usher est une intrigue rocambolesque, oscillant entre la lumière d’une luxure vertigineuse et la noirceur d’une kyrielle d’hallucinations et de morts horrifiques. Librement inspirée de plusieurs œuvres d’Edgar Allan Poe, cette mini-série, diffusée sur Netflix, multiplie les codes narratifs et s’absout de toute réserve.

Que donneraient la plume et les idées de Poe en 2023 ? Il y a quelques années, Mike Flanagan et Michael Fimognari se sont posé la même question. Le résultat a rejoint le catalogue Netflix en octobre dernier. Au rythme d’un scénario calibré au détail près, les huit épisodes de La Chute de la Maison Usher  (The Fall of the House of Usher) s’enchaînent et dévoilent en creux une critique virulente des dérives du capitalisme moderne. L’on y suit la déchéance de la famille Usher et de Fortunato, l’entreprise pharmaceutique qu’elle dirige. Suite à des événements étranges et soudains, la maison Usher – famille et entreprise – se trouve à l’agonie, au sens propre comme au figuré.

La série explore au peigne fin les mécanismes et les dessous d’un système perverti. À la réalisation, Flanagan et Fimognari renouvellent une complicité et une osmose artistique déjà saluée par le passé avec Doctor Sleep (2019). Forts de leurs acquis et cherchant à se renouveler davantage, ils déploient ici leurs personnages au cœur d’une narration et d’un façonnage visuel et sonore ne semblant donner que peu d’importance au terme « limite ».

Une famille en déclin

Novembre 2023. Les six enfants de Roderick Usher viennent de mourir les uns après les autres, chacun de manière anormalement brutale et spectaculaire. L’affaire est d’autant plus dramatique que ces décès concordent avec l’ouverture d’un procès retentissant opposant le gouvernement états-unien — rien que cela — à Fortunato Pharmaceutique. Plus précisément, les instances gouvernementales interrogent la commercialisation du célèbre Ligodone, produit lancé quarante ans plus tôt et dont le bien-fondé revendiqué est pour le moins douteux.

Fortunato, c’est un nom qui fait mouche et derrière lequel ne se cache pas Roderick Usher, PDG de l’entreprise, et sa sœur Madeline, directrice des opérations — dont le personnage n’est pas sans rappeler celui de Claudia dans Dark. Quant au Ligodone, ce nom est, au choix, celui d’une petite pilule miracle — version Usher — ou celui d’un opioïde qui serait à l’origine de milliers de morts dans le monde, et d’un nombre encore plus indécent de personnes dépendantes – d’après le gouvernement.

Pour narrer cette histoire, immersion dans un obscur salon au mobilier daté. Deux fauteuils se font face devant une cheminée où brûle un feu vivace. Plus qu’un rendez-vous, c’est sa confession que Roderick a prévu de donner au procureur Auguste Dupin, représentant du gouvernement dans le procès. La conversation débute. Roderick reconnaît d’emblée les 73 chefs d’accusation retenus contre lui. Qui plus est, il annonce pouvoir expliquer les morts en cascade de ses six enfants. Il promet de tout dire, refusant même la présence d’Arthur Pym, avocat et fidèle allié de la famille. Les dés sont ainsi lancés. La fin de l’histoire est connue, limpide. Reste à éclaircir le début et l’entre-deux.

Dans la famille Usher, il y a la sœur, le frère, et les six enfants de ce dernier. Avec leurs partenaires et enfants, lorsqu’il y en a. Frederick, Tamerlane, Victorine, Camille, Napoleon et Prospero sont nés de cinq mères différentes. La fratrie recomposée s’entend comme chiens et chats, chacun évoluant dans la frustration constante de ne pas être numéro un dans le cœur paternel. Qui plus est, Roderick et Madeline se sont assurés de contrôler chaque faits et gestes de ce groupe hétérogène. De leurs agissements à leurs prises de parole publiques, en passant par la manière de mettre à profit leurs activités professionnelles, tout est calculé, anticipé, dans l’intérêt général du nom « Usher » et de Fortunato.

Alors, lorsqu’ils se mettent à tomber comme des mouches, menacés par une femme mystérieuse qui hante également leur père et leur tante, les adversités se réveillent. En l’espace d’une poignée de jours, sauver sa peau devient le but ultime.

Daniel Jun (Jules), Rahul Kohli (Napoleon Usher) dans La Chute de la Maison Usher
Daniel Jun (Jules), Rahul Kohli (Napoleon Usher) © Eike Schroter/Netflix, 2023

Effondrement doré

Dès les premières minutes de la série et jusqu’aux dernières, les temporalités s’enchaînent et dialoguent les unes avec les autres. Assis dans son fauteuil face à Dupin, Roderick assure les connexions. 1980, 2023, 1953, et ainsi de suite : il raconte, détaille, fait les liens. Sa quantité de souvenirs est mise en images et insérée à la narration principale. Ce mécanisme permet au scénario de se dérouler de manière fluide, naturelle. Chaque époque évoquée est celle d’un événement bien précis ayant un lien plus ou moins direct avec les faits contemporains, à savoir la prise de conscience du cataclysme humain engendré par Fortunato et les morts tragiques et rapprochées des enfants Usher.

Roderick tisse sa toile, avance, recule, hésite. L’on suit le quotidien de ses enfants, leurs derniers jours, mais également la jeunesse de Roderick et Madeline. Et cette femme qui rôde, Verna. Mystérieuse, souriant pernicieusement, elle manie également les rouages d’une narration parallèle.

Si la vie des Usher a été faite de gloire, de pouvoir et d’argent coulant à flots, il n’y a pas de raison qu’elle se termine dans l’oubli. C’est du moins le point de vue régnant dans la famille. Ou presque. Lenore, unique petite-fille de Roderick, semble être la seule descendante de cet homme extravagant à garder les pieds sur Terre. Et comme, à part l’argent, rien ne coule de source chez les Usher, Lenore a plus ou moins le même âge que Juno, l’épouse actuelle de Roderick. Juno qui, d’ailleurs, rejoint sa contemporaine dans un regard de plus en plus pragmatique et effrayé par la situation qui l’entoure.

Pour les autres, si fin il y a, elle doit donc se faire en grande pompe. Les Usher vivent et se complaisent dans l’opulence affichée, le faste illimité, la profusion de biens et de richesses. Leurs lieux de résidence respectifs sont à la fois excessivement grands et plutôt minimalistes. Ce paradoxe accroît la solitude des uns et des autres, chacun faisant face à un vide intérieur tout aussi démesuré. De Frederick à Prospero, l’affection et la quête de sens sont des besoins dévorants qui ne se comblent pas avec de l’argent.

Ainsi, Flanagan et Fimognari jouent avec les nombreux codes visuels et thématiques peuplant le septième art. Il y a du thriller, de l’horreur, du fantastique, des histoires de succession, la question du rapport à l’argent. La série touche même, et subtilement, au registre comique. Quant à la mise en scène du procès, elle est également abordée mais brille surtout par sa rareté à l’écran. À regret, car l’événement est un point de bascule fort dans la déliquescence familiale. Son approfondissement aurait permis un ancrage supplémentaire dans le réel, contrebalançant l’aspect fantastique et renforçant ainsi la polarité du scénario.

Carl Lumbly (Auguste Dupin), Mark Hamill (Arthur Pym) dans La Chute de la Maison Usher
Carl Lumbly (Auguste Dupin), Mark Hamill (Arthur Pym) © Eike Schroter/Netflix, 2023

Chaos raffiné

Pour accompagner la descente aux enfers de la famille Usher, Flanagan et Fimognari usent d’outils esthétiques spectaculaires. Ils créent une atmosphère à la fois psychédélique, langoureuse, suffocante, mélodieuse, parfois bizarre, mais toujours attirante. Il n’est pas question de la moindre zone de confort. Dès les premières scènes, la bienséance est mise au placard, la notion de scrupule, balayée. Un sentiment de malaise diffus s’empare du spectateur. La mort, omniprésente, est représentée de manière crue tout du long. Elle est là, elle pèse sur les personnages tel un couperet fatal. Sa menace se ressent dans nombre de coups d’œil et de respirations. Le duo de réalisateurs laisse d’abord l’inconcevable se créer presque mécaniquement. Puis, progressivement, ils réussissent à rendre harmonieuse la crudité affichée ou suggérée, ce qui amène un regard fuyant à revenir aux images qui lui sont présentées.

Côté son, le résultat n’offre pas moins de singularité et de retentissement. Les références musicales, toutes assumées, se multiplient. Les genres se côtoient sans se contredire. Il y a de tout, de Pink Floyd aux grands compositeurs classiques en passant par les sourdes basses d’un set techno et les envolées lascives de Bonnie Tyler. C’est un rendu hétéroclite, délirant, mais franchement adroit et parfaitement équilibré. Ou presque : si certaines scènes sont superposées d’une musicalité les conduisant vers un pathos superflu, elles sont largement compensées par un mixage général mûri et soigné. Cela se remarque particulièrement dans les séquences d’une violence extrême et sur lesquelles le travail du son donne cette forme de poésie si chère au tandem Flanagan-Fimognari.

Samantha Sloyan (Tamerlane Usher) dans La Chute de la Maison Usher
Samantha Sloyan (Tamerlane Usher) © Eike Schroter/Netflix, 2023

Écriture symphonique

Parachevant l’ensemble, le scénario est proche d’une partition musicale. L’écriture est fine, brillante de bon sens, dosant proportionnellement les diverses émotions que vivent les personnages. Ces derniers sont portés par un casting au jeu acéré, exactement dans le ton. Acteurs et actrices explorent en long et en large un panel de défauts – plus que de qualités, il faut l’admettre – de l’être humain, apportant ainsi une demi-mesure grandement bienvenue face à l’extravagance esthétique de la série. Roderick est certainement le personnage le plus ambigu, le plus antinomique. Alors que cet homme est à la tête d’une entreprise corrompue, responsable de milliers de morts, et paraît peu enclin au sentimentalisme, Bruce Greenwood, qui l’incarne, lui donne des airs inattendus d’Hercule Poirot inoffensif, presque touchant. C’est aussi déroutant que tragi-comique, et finement pensé. L’habit ne fait pas le moine et la série s’évertue à le montrer.

S’il est une illustration exemplaire du paradoxe vivant qu’est le personnage de Roderick Usher, c’est son monologue lyrique au cours duquel il explique à un Dupin hébété sa propre interprétation de ce célèbre adage : « When life gives you lemons, make limonade ». Accompagné du treizième opus de la Sonate Pathétique de Beethoven, impeccablement cadré, ce grand-père jusqu’ici affable semble renaître à la vie et prendre soudainement conscience de la machine infernale qu’il a créée et alimentée. Lorsque la vie vous donne ces fameux citrons, vous développez un marketing spectaculaire autour de l’objet « citron » ; dans les décennies qui suivent, vous récoltez des milliards de dollars sur ce marketing ; vous sécurisez le tout ; et là, seulement, vous faites votre limonade. Radical.

Madeline Usher 
© Eike Schroter/Netflix, 2023
Mary McDonnell (Madeline Usher) © Eike Schroter/Netflix, 2023

Inspiration libre mais empreinte d’admiration envers le premier créateur de ces personnages hauts en couleurs, La Chute de la Maison Usher modernise les tenants et aboutissants des premiers récits d’Edgar Poe tout en restant dans la lignée burlesque et singulière de la narration originelle. L’hommage est puissant, multipliant les références. Ainsi, la majorité des noms des personnages de la série sont directement tirés des titres de ses nouvelles, poèmes, ou de réels membres de l’entourage de l’écrivain. La création de Flanagan et Fimognari est le fruit d’un travail conséquent. C’est subversif, choquant, mais assumé de bout en bout. La série parvient à être excentrique sans pour autant s’y enliser. Le scénario, la photographie, la bande son : le déclin des Usher est accompagné d’autant d’éléments qui forment le bouquet final persistant d’un feu d’artifice qui se voulait déjà grandiose.

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